BONUS STAGE : Entretien Stéphane Natkin… jeux vidéo, art, game design, Nietzsche, etc.

Parce qu’il s’active en amont de la création commerciale du jeu vidéo quand il dirige l’ENJMIN, une des rares écoles du jeu vidéo, ou en aval quand il organise des conférences (la prochaine dès demain 17 février) s’adressant aux universitaires où interviennent créateurs et théoriciens du jeu vidéo, Stéphane Natkin reste peu connu du public amateur de jeu vidéo. Hyper actif, auteur de plusieurs publications scientifiques et du livre Jeux et Media au XXIe siècle, son rôle pivot à mi chemin entre ceux de la création pure et ceux des institutions qu’il représente (CNAM, CNC…) lui donne forcément un regard singulier et transversal.
Il nous a accordé un long entretien en décembre 2009 publié en plusieurs épisodes ici et là, où ont été abordés les jeux transmédia, l’écosystème perfectible du jeu vidéo, et les rapports avec la classe politique. Un autre chapitre de cet entretien est actuellement lisible dans le dernier numéro du trimestriel AMUSEMENT sur le thème du cinéma et des jeux vidéo. Nous publions ici un ultime élément de cette conversation autour, cette fois, des liens troubles qu’entretiennent le jeu vidéo et l’art. Ce à quoi s’ajoutent quelques petits secrets théoriques de la création du jeu vidéo.

Stéphane Natkin

Bliss : Vous avez été responsable d’une galerie d’art contemporain pendant un moment (Galerie Natkin-Berta) où vous présentiez des travaux d’art plastique, d’art vidéo et des installations d’art numérique…

Stéphane Natkin : Oui, c’est par là que je suis arrivé au jeu vidéo. En 2001, ce n’était pas rentable, quand je n’ai plus eu d’argent, j’ai arrêté (rires).

Bliss : Les œuvres d’art contemporain faisant appel au jeu vidéo que l’on croise à Beaubourg ou ailleurs détournent certains codes du jeu vidéo mais négligent totalement le principe qualitatif même du jeu vidéo, à savoir : l’interactivité. Un jeu Doom sur grand écran à pratiquer avec ses pieds à partir d’un tapis de danse Konami, c’est drôle 2 minutes mais cela réduit le jeu vidéo au lieu de l’augmenter. Idem pour le travail d’un artiste consistant à faire tourner en boucle vidéo, donc sans interaction, les morts de Lara Croft, à partir des jeux connus, par les gamers, pour être mauvais. Cela donne l’impression que les milieux artistiques eux-mêmes ne comprennent pas l’essence du jeu vidéo et ne le saisissent qu’à partir de leur représentation la plus superficielle ou de leur détournement et non d’une manière fibreuse. Sans être détourné ni moqué, le jeu Echochrome pourrait revendiquer une place permanente au Palais de Tokyo de Paris pour représenter le jeu vidéo… Comment interprétez-vous ces deux postures ?

Stéphane Natkin : Dans le premier cas vous parlez de plasticiens qui font des œuvres d’art plastique à propos du jeu vidéo. Comme en faisait Nam June Paik à partir de l’univers de la vidéo lors de sa première période. Il s’agit donc d’art plastique, et non du jeu vidéo. D’autre part, il existe un certain nombre de jeux vidéo qui sont à mon avis des œuvres d’art. Ce ne sont pas des œuvres d’art plastique mais elles portent une esthétique qui leur est propre : l’esthétique de l’interaction, de l’expérience interactive qui est apportée aux joueurs, dans son unicité. Au moment où les codes de cette esthétique commenceront à être reconnus, il y aura une mémoire… L’identification sociale d’un art émerge quand on commence à comprendre un certain nombre de codes esthétiques, qu’il y a des commentateurs, des critiques, etc. Et, en parallèle il faut une mémoire de ces codes esthétiques. Si on dit que le cœur du jeu vidéo (ce qui n’est pas tout à fait mon point de vue) c’est le gameplay, il faudrait qu’il y ait des gens qui disent « ce gameplay là se joue se cette façon, il fait donc évoluer ceci ou cela… » Là, nous rentrerions dans l’identification du jeu vidéo lui-même, comme un média porteur d’une forme d’art. Cela n’a donc rien à voir avec un plasticien qui monte une installation utilisant des éléments de jeux vidéo. Moi je fais la séparation. J’ai vu des œuvres d’art plastique à propos du jeu vidéo qui n’étaient pas tout à fait inintéressantes mais je n’ai jamais considéré que c’était du jeu vidéo. Prenons l’exemple du groupe français « Kolkoze » qui à un moment donné a créé toute une série d’installations, un univers virtuel où les collectionneurs pouvaient reproduire l’ensemble de leur collection, leurs tableaux par exemple, dans un mode de Doom. On pouvait y faire exploser son Picasso (rires) ! Je pense qu’il va y avoir des gens qui vont produire des œuvres d’art interactives de plus en plus intéressantes. Et qui seront des œuvres d’art prennant leur essence dans ce qui constitue l’identité du jeu vidéo, c’est l’implication du joueur et l’expérience qui est apportée par le jeu. Mais c’est encore un peu tôt.

Bliss : Dans la série d’entretiens Iwata Asks que publie Nintendo en ligne, Miyamoto explique une théorie appliquée dès le premier jeu Mario, Donkey Kong en l’occurrence. À savoir qu’il suffit d’apprendre au joueur une action simple, sauter par exemple, puis, un moment plus tard, une autre action simple, grimper, et, ensuite, de lui demander de faire ces deux mêmes actions simples simultanément ! Et là, devant la soudaine difficulté, parce que le cerveau du joueur a enregistré qu’il savait faire chacune des actions, celui-ci est persuadé qu’il peut réussir le double geste. À partir de là, harponné sans le savoir, il va persister à essayer de réussir sans s’ennuyer et avec l’intime conviction que c’est à sa portée. La compulsion de continuer à jouer est ainsi créée ! Est-ce que vous enseignez des choses comme ça à l’ENJMIN ?

Stéphane Natkin : Oui, bien sûr. Il y a une théorie qu’on enseigne maintenant dans toutes les écoles de jeux vidéo, qui se nomme la théorie du flot. Elle consiste à maintenir le joueur entre un état où il s’ennuie, parce que c’est trop simple, et un état où il n’y arrive pas et se décourage parce que c’est trop compliqué. On apprend à construire un jeu à partir de ça. On prend des éléments de gameplay, idéalement, paramétrables, un ou deux degrés de difficulté par exemple. Serge Hascoët (directeur de la création chez Ubisoft, ndr) en donne un exemple simple : une balle de papier à jeter dans une corbeille dont il suffit de modifier la taille de la corbeille par rapport à la balle de papier pour rendre l’exercice plus ou moins difficile. On prend ensuite un certain nombre d’options, et on met en place des mécanismes de combinaison. On apprend alors aux gens à envoyer quelque chose, à un moment précis, comme dans Guitar Hero. Puis ensuite on les oblige à l’envoyer dans la corbeille au moment où se produit l’événement. Donc on construit un système de difficulté croissante qui fonctionne par petits paliers, pour que les gens arrivent à franchir chacune des difficultés, sans se décourager, mais en ayant la sensation que c’est grâce à eux-mêmes ! Jesper Juul est un théoricien qui a écrit une œuvre géniale sur cette notion là (professeur d’art à l’University Game Center de New York, ndr). Il est venu donner une conférence à l’ENJMIN en janvier dernier. Il a appelé cet ensemble de mécanismes « le sac des stratégies ». Il explique que, à un moment donné, on a fait apprendre au joueur un « sac de stratégies ». Il sait que quand il rencontre un gros monstre vert, un coup de poing et un coup de pied élimineront le monstre vert. Il en voit un 2e, idem, il y arrive, c’est magnifique. Et puis on lui envoie un gros monstre rose. Et là, quand il essaye le coup de pied et le coup de poing, ça ne marche plus ! Mais quelque part, on lui a fait comprendre que s’il insistait, s’il donnait un 2e coup de pied, ça va à nouveau fonctionner avec le monstre rose. Il le fait, et là, il est tout content, parce qu’il se dit, mince, qu’est-ce que je suis fort, j’ai réussi à trouver la solution. L’exemple vaut pour les jeux solos. Et l’ensemble de ce processus, moi je vous le dis, c’est un processus nietzschéen. C’est le développement d’une sensation de puissance. Parce que le joueur a la sensation d’être dans un univers libre, et que grâce à son intelligence – c’est un des mécanismes d’implication du jeu – il trouve toujours le moyen de s’en sortir, contrairement à ce qui se passe dans la vie réelle. D’où le développement d’une jouissance, d’une sensation de puissance qui est un des moteurs essentiels de la construction d’un jeu vidéo.

François Bliss de la Boissière

(Entretien publié en février 2010)
 


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Comme dans la rue, pas de minimum requis. Ça fera plaisir, et si la révolution des microtransactions se confirme, l’auteur pourra peut-être continuer son travail d’information critique sans intermédiaire. Pour en savoir plus, n
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