Plus instinctif que calculé, le travail de David Cage ne s’inspire pas vraiment des jeux vidéo d’autrui, ni forcément du cinéma non plus. Même si l’un et l’autre font toujours parts égales dans ses productions interactives. Premier objectif sans doute : l’émotion.
Bliss : Certains metteurs en scènes de cinéma avouent ne plus pouvoir regarder un film normalement. Est-ce votre cas avec un jeu vidéo ?
David Cage : Je regarde très rarement quelque chose en me demandant comment c’est fait. Si je pense au making-of c’est que le jeu n’est pas très bien fait finalement. Qu’il n’a pas été capable de prendre aux tripes. Il laisse le temps de réfléchir. Donc ce n’est pas un si bon jeu que ça.
Quand on regarde le moteur 3D c’est qu’il n’y a que ça à regarder. Comment ils font ça ? Combien ils affichent de polygones… C’est qu’en fait le jeu est tellement inintéressant qu’on se concentre sur la techno. C’est vrai que quand je regarde Doom 3 – je déteste ce genre de jeu – la seule chose que je regarde c’est la technique. Conceptuellement il n’y a pas grand chose qui m’intéresse. Je joue 10 mn le soir en rentrant tard à Pro Evolution Soccer 3 (Konami, 2003) pour me détendre. C’est une drogue dure (rires). Et j’ai eu un coup de foudre pour Ico (Sony-PS2, 2001). Il m’a passionné parce que c’est un jeu basé sur l’émotion, sur la création de ce sentiment d’empathie. Pour moi, ça c’est un vrai challenge, la difficulté.
Bliss : Vous espérez que les joueurs soient des co-réalisateurs ou des co-scénaristes en jouant à Fahrenheit, mais la majorité des joueurs préfèrent rester dans leur rôle d’acteur agissant dans un contexte donné qui ne demande ni grandes décisions ni incertitudes, non ?
David Cage : L’intérêt dans Fahrenheit est de changer un petit peu la relation entre le joueur et son personnage. J’avais déjà essayé de le faire dans Nomad Soul avec la possibilité de changer de corps. Cela modifiait la relation avec le personnage puisque vous n’êtes pas lui mais l’âme, en lui. Et comme cette âme peut voyager de corps en corps, son apparence change. J’ai gardé cette idée là et je l’ai un peu fait évoluer dans Fahrenheit où le joueur n’est pas Lucas Kane mais tous les différents protagonistes de l’histoire. Je pense qu’à un moment, ce processus d’identification à plusieurs personnages donnera au joueur le sentiment qu’il oriente l’histoire à travers tous les protagonistes.
Bliss : Vous avez dit qu’il fallait que les joueurs soient impliqués émotionnellement pour que ça marche. Mais le procédé des splitscreens simultanés utilisé dans Fahrenheit pour voir une scène sous plusieurs points de vue risque de donner conscience au joueur du jeu en marche et donc l’extirper de l’expérience immersive ?
David Cage : Sincèrement, je ne pense pas. Nous ne sommes de toutes manières pas en vue subjective dans Fahrenheit, mais à la 3e personne. Cela crée de toutes façons une distance. Il y a une incompréhension assez répandue dans le jeu vidéo qui consiste à dire que la vue subjective est davantage immersive. Ça n’est pas vrai. C’est une relation différente entre vous et votre personnage. En vue subjective vous avez une certaine relation, en vue third vous en avez une autre. Vous voyez votre personnage, et le fait de le voir donne des messages sur ce qu’il pense, comment il est, sa tenue vestimentaire, comment il se coiffe, comment il réagit. Tout ça vous le perdez en first person. Je pense que la relation est infiniment plus riche en third, elle n’est absolument pas moins immersive, simplement différente. Et le fait de jouer sur des splitscreens moi ça ne me pose aucun problème. Que se passerait-il dans un jeu classique ? Quand Lucas Kane est dans son appartement, une cut-scene intervient où on perd complètement son personnage pour montrer un joli film qui dit « attention il y a un flic qui tape à la porte » et hop, ça y est retour, au personnage pour reprendre la main. Nous disons qu’il n’est pas utile de perdre la main sur Lucas. On peut dire en même temps et en temps réel qu’il est en train de se passer ça ailleurs, en parallèle à ce que le joueur est en train de faire. Et le splitscreen est une manière, j’espère ingénieuse, de montrer ce qu’il se passe ailleurs en même temps tout en laissant la main sur le personnage.
Bliss : Mais le joueur devient hyper conscient par rapport au personnage. Il sait ce que le personnage ne sait pas et n’est déjà plus tout à fait le héros. Comment se génère l’émotion que vous cherchez à créer ?
David Cage : D’abord vous n’êtes pas le personnage. Ensuite c’est une mécanique de film. Tous les films d’Hitchcock reposent sur le fait que l’audience en sait plus que les personnages. Vous vous identifiez moins au héros d’un film quand vous voyez ce qu’il se passe à d’autres endroits et en connaissant des faits que le personnage ignore ? Au contraire. Ce sont des choses avec lesquelles le réalisateur et le scénariste peuvent jouer. Ils instrumentalisent l’audience en lui donnant une information que n’a pas le personnage. Au moment où Lucas va pousser la porte, c’est infiniment plus intense émotionnellement qu’il approche de la porte alors que vous savez ce qu’il se passe derrière et que lui non. Mais c’est pareil dans tous les films d’horreur…
Bliss : Vous pensez que cette syntaxe là est vraie pour le jeu où on contrôle un personnage apte à l’action comme pour le cinéma où le spectateur subit l’action ?
David Cage : Bien sûr. Il ne faut pas réinventer la roue tout le temps. Cette mécanique d’identification fonctionne même dans la tradition orale. Quand vous racontez un conte, vous vous identifiez au Petit Chaperon Rouge et on peut vous dire… »Pendant ce temps là, le loup est chez la grand-mère ». Quand vous revenez sur le Petit Chaperon Rouge vous en savez plus qu’elle et c’est là que vous dites : « Non n’y va pas ! N’y va pas ! » Mais si, elle y va et c’est là que c’est marrant, parce que vous savez ça.
David Cage entretien fleuve... 1ère partie
David Cage entretien fleuve… 2e partie
Propos recueillis par François Bliss de la Boissière
(juin 2004 destiné au mensuel mort né GameSelect)