Factice, la 3D d’Alice ne fait pas des merveilles

Devant la brusque conversion à la 3D de films déjà tournés en 2D, James Cameron avait prévenu : n’embrouillez pas le spectateur avec des effets de relief de mauvaise qualité parce qu’il ne saura pas si le problème provient des lunettes, de l’écran (cinéma ou à domicile), ou de l’utilisation du relief par les responsables du film. La 3D réalisée en postproduction d’Alice aux pays des merveilles actuellement en salle n’est ainsi pas sincère. MISE EN RELIEF…

Alice aux pays des Merveilles de Tim Burton

Malgré sa fougueuse campagne d’affichage et médiatique donnant rendez-vous, après Avatar, avec l’Alice au pays des Merveilles de Tim Burton en 3D, celui-ci n’a pas été tourné en relief. Pour sa première réalisation en majorité numérique, le réalisateur d’Edward aux Mains d’Argent a utilisé des caméras 35 mm et des caméras numériques haute définition mais aucune exploitant la technologie stéréoscopique à double objectif permettant d’enregistrer les images pour l’œil droit et l’œil gauche. La 3D d’Alice a été réalisée en post production, et cela se voit. Avatar, lui, a été conçu, filmé et projeté en relief. Et, sans forcément bien comprendre pourquoi, le public a massivement plébiscité le spectacle devant ses yeux.

Public bluffé

En tournée promotionnelle, le responsable des effets visuels du dernier stupéfiant délire de Tim Burton, Ken Balston, affirme que la 3D réalisée sur Alice en postproduction « est aussi bonne que celle d’un tournage original en 3D mais obtenu plus rapidement pour beaucoup moins cher ». Et les spectateurs, en effet, ne semblent pour l’instant y voir que du feu. Malgré une chute de fréquentation de 47 %, le film tient la tête du box office américain depuis 3 semaines avec 265,8 millions de $ de recettes (565,8 M$ dans le monde, le film vient seulement de sortir en France). Mais la satisfaction est-elle autant au rendez-vous ? L’arbre du design brillant de cette Alice revisitée par l’imagination visuelle sans limite de Burton, réussit-il aussi bien à cacher la forêt d’un film à la 3D artificielle ?

Une 3D avertie en vaut 2

Le public, jugera en son âme et conscience. Le critique, averti et capable d’identifier la gêne pendant la projection, devra refuser ce compromis bancal qui va propager, comme le dit Cameron, un relief de mauvaise qualité, qu’il qualifie de 2,8D « jamais aussi bonne que la vraie 3D ». Un relief bancal susceptible de provoquer un malaise vague aux spectateurs qui, à moins d’être prévenus, ne sauront pas en identifier la cause. Sous entendu, seront d’abord accusés les acteurs en première ligne, à savoir les salles de cinéma et les fabriquant d’écrans et de lecteurs de Blu-ray 3D. Bien avant le producteur et le réalisateur qui auront fait ce choix douteux. La projection d’Alice pourtant une heure plus courte que les 2h40 d’Avatar paraît plus longue et fatigue davantage les yeux. Les effets faciles de fête foraine – là aussi à la hauteur d’un cinéma n’exploitant le relief qu’en version parc d’attraction – avec de nombreux projectiles jetés vers les spectateurs signalent que la 3D d’Alice a bien été pensée pendant le tournage 2D, mais ne rend pas le spectacle ni le Wonderland fou fou fou de Tim Burton plus fluide, plus crédible ni aussi tangible que celui de Pandora d’Avatar. Les yeux semblent faire plus d’effort à la vision du film.

La leçon d’Avatar

Avatar a éduqué le spectateur. La profondeur de champ jamais prise en défaut du film de Cameron ne donne aucun doute sur l’effet fenêtre à la profondeur infinie que provoque la 3D. Trait caractéristique des films au relief conçu mécaniquement en post production, la profondeur de champ d’Alice existe à peine. Les personnages et les éléments de décors n’ont pas vraiment de volume. Ils se détachent, certes, de temps en temps les uns des autres, comme appartenant à des distances différentes. Mais leur volume n’est pas assuré. Ils évoquent ces décors de théâtre faisant appel à des planches de dessin placées les unes derrière les autres pour créer des effets de perspectives. Le plus souvent, décors et personnages plats se présentent comme des pancartes détachées les unes des autres. Une illusion de 3D qui ne passe plus depuis Avatar.

3D du pauvre

Les conversions tardives à la 3D du Choc des Titans de Louis Leterrier (7 avril), puis du Robin des Bois de Ridley Scott (19 mai et ouverture du festival de Cannes) n’offriront rien d’autres que cette 3D en parallaxe trompe l’œil. Un travail de post production au coût estimé (en baisse chaque jour) entre 7 et 5 millions de $ qui fait sourire quand on sait qu’une puce dans les écrans TVHD 3D comme ceux de Samsung, dans le commerce fin avril, sont déjà capables de créer artificiellement cet effet 3D à partir de n’importe quelle source 2D. Une 3D du pauvre qui permettra d’assouvir la curiosité et l’appétit du relief des earlys adopters mais qui ne saurait se substituer bien longtemps au relief conçu à la source. Les retransmissions sportives projetées en 3D dans des salles de cinéma en France comme la récente finale du Tournoi des 6 Nations puis bientôt sur des écrans plats, dans les pubs londoniens, grâce à la chaine dédiée de Sky TV 3D, ou à domicile aux USA avec les canaux sportifs en 3D de ESPN, participeront à l’éducation sensitive du public. James Cameron, toujours, mètre étalon en toutes choses ciné technique qui a récemment filmé en live et en 3D un concert de Black Eyed Peas à Times Square, le dit clairement : « Il faut 6 mois à un an pour faire correctement une conversion 3D en post production ». Décidé à la dernière minute, Le Choc des Titans n’a eu droit qu’à 8 semaines.

Situation d’urgence

Soyons optimiste. Cette 3D de rattrapage, cette 2,8D, existe à cause de la brutalité avec laquelle Hollywood bascule dans le relief. À part un Tarantino qui jure face au tsunami numérique préférer se donner la mort le jour où il ne pourra plus utiliser de pellicule (voir le final d’Inglorious Basterds pour comprendre le pouvoir quasi religieux qu’il accorde à la pellicule), et un Christopher Nolan qui a filmé au difficile format de pellicule IMAX (2D) son prochain Inception et ne trouve des limites d’un tournage en 3D que dans l’obligation d’utiliser des caméras vidéo numériques, comment douter que les prochains films originaux de Ridley Scott, Tim Burton et de tous les entertainers jonglant avec des gros budgets ne seront pas désormais tournés nativement en relief ? [1] Puisqu’il existe deux 3D, une vraie et une préfabriquée, pour être raisonnable et participer à l’éducation sensorielle du public il serait plus honnête que les distributeurs de films laissent savoir dans leur campagne d’affichage si un long métrage a été filmé en 3D stéréoscopique originale tel Coraline et Avatar, ou si la 3D a été réalisée grâce à un astucieux traitement informatique à postériori. Il serait malheureux que cela soit encore un public pris en otage qui doivent payer sans savoir, de sa poche et avec des migraines, la période de transition pendant laquelle Hollywood va chercher ses marques.

Au spectateur de trancher

La revisitation en relief va-t-elle s’imposer mieux et avec moins de procès en hérésie que la colorisation des films en noir et blanc sur les films antérieurs ? Les projets les plus discutables, ou les plus excitants vont en tous cas parvenir dans les salles ou jusqu’à nos écrans plats. Le remixe 3D concerne déjà les deux premiers Toy Story de chez Pixar, les Star Wars de George Lucas, et même le clip Thriller de Michael Jackson que son auteur John Landis verrait bien passer à la 3D. Comme d’habitude, devant tant de promesses de réjouissances high-tech, ce seront les votes des consommateurs qui décideront, à terme, du programme qu’Hollywood adoptera. À eux de lui donner le relief souhaité.

[1] Les projets de tournage en 3D ou de remixe 3D s’empilent, des séries A, B ou Z : reboot du héros Buck Rogers par le très inquiétant Paul W Anderson, Saw 3D… D’ici la fin de l’année Warner aura sorti 10 films en 3D et en prévoit 9 en 2011. Les deux derniers épisodes d’Harry Potter (et les reliques de la mort) sortiront en 3D. Les prochains Superman et Batman seront également concernés comme tous les films de super héros. Spider-Man 4 (un reboot de la série sans l’équipe précédente), c’est sûr, sera tourné en 3D pour une sortie le 3 juillet 2012. Parmi les remixes 2D > 3D plus ou moins pertinents d’anciens films ou de nouveaux : les Star Wars et Toy Story, puis 300 (dont la suite envisagée, Xerxes, pourrait fort bien se concrétiser directement en 3D). Mais là encore, il faudra guetter le travail de James Cameron lui-même sur un upgrade 3D de son Titanic prévu aux alentours du printemps 2012 et du centenaire du naufrage du bateau.

François Bliss de la Boissière

(Publié le 27 mars 2010 sur Electron Libre)

 


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DSi XL : Nintendo essaie de voir grand

Ce week-end en France, Nintendo lance une version géante de sa console à double écran. Une DSi XL qui aurait avalé, comme Mario, un champignon décuplant sa taille et ses capacités. Une affiche publicitaire joue ce clin d’œil gamer et contourne ainsi tout blabla technophile. Plus grande, donc plus efficace, devra suffire comme message. Et tant pis si on ne sait pas vraiment à qui s’adresse ce produit king size d’une autre époque. GROS PLAN…

DSi XL

Vraiment comme Apple, le business modèle hardware de Nintendo fonctionne dans une logique autonome. Les deux entreprises se créent pratiquement ex nihilo des marchés que les autres entreprises n’imaginent pas. Des modèles écono-créatifs, des écosystèmes si efficaces que tous les challengers-copieurs s’y écrasent à postériori comme un insecte sur le pare-brise d’une voiture lancée sur une voie unique. Les concurrents à la Game Boy Advance furent nombreux à échouer. La PlayStation Portable existe et se vend (56 millions/monde) dans l’ombre de la DS toujours vedette. Nintendo s’est succédé à lui-même avec la console Dual Screen dont les 3 modèles déclinés en six ans se sont vendus à 125 millions d’exemplaires faisant de la DS la console la plus répandue dans le monde derrière la PlayStation 2 qui vient de fêter ses 10 ans et 140 millions vendues.

Effet de loupe

L’upgrade de la DSi Xl n’est cependant que cosmétique. Processeurs et résolutions d’écrans (256×192 pixels) restent identiques. L’écran original de 3,25’ passe à 4,2’, la dimension générale de 13,7 cm à 16,1 cm et le poids de 214g à 314g. Seule amélioration technique tangible, moyennant 3h au lieu de 2h30 de charge, la batterie de la DSi XL doit tenir 13 à 17h contre 9 à 14 h pour la DSi (en mode éclairage réduit). Nintendo fournit ainsi ouvertement tous les chiffres comparatifs. Mais ils ne disent pas tout. Entre les mains la DSi XL se révèle un monstre, une aberration par rapport à la miniaturisation des appareils électroniques. Au point que l’engin ne peut sérieusement pas envisager une vie de console itinérante. Ce n’est d’ailleurs pas sa vocation puisque Nintendo la décrit comme une « console portable de salon ». Elle vise les jeux familiaux à plusieurs avec la console posée sur une table, et les adultes, pour ne pas dire séniors, plus à l’aise avec des écrans plus grands.

Réalisme social

Le premier réflexe serait de voir dans cette DSi extra large une opportuniste concurrente à l’iPad qui vient dangereusement jouer sur son terrain du jeu mobile. La DSi XL est en réalité vendue depuis novembre 2009 au Japon, bien avant l’annonce de l’iPad. Et le projet d’une DS géante circule depuis plusieurs années dans les labos de R&D de Nintendo qui attendait juste le bon moment pour la commercialiser. Le bon timing, c’est à dire celui que Nintendo estime, comme Apple, par rapport à sa propre clientèle, ses propres courbes de vente et sa force de pénétration de marché. Et non par rapport à la concurrence. Rétrograde au premier abord, la géante DSi XL peut faire ricaner ou laisser sceptique. Comme l’iPad dont une majorité ne voit pas l’intérêt. En réalité il s’agit là de sauts dans le vide. Ces produits sont lancés sans référents et n’utilisent comme tremplin que le savoir-faire et l’instinct socio-industriel de l’une et l’autre entreprise.

Populisme haut de gamme

Vendue 180 €, 20 € de plus que la DSi standard, le modèle géant de DSi, comme la Wii, n’embarque plus aucune technologie coûteuse. Non seulement Nintendo ne perd pas d’argent avec chaque console vendue comme nombre de ses concurrents, Sony en particulier, mais en gagne dans les grandes largeurs. Ce que les technophiles savent et calculent avant d’acheter ou de rejeter un produit « high-tech », le grand public l’ignore et base son achat, dans le cas de Nintendo, à partir d’une côte de popularité contagieuse. Toute l’intelligence de Nintendo consiste à entretenir et faire payer ce sentiment haut de gamme populaire. Populiste, Nintendo appâte néanmoins sans tromper sur la marchandise. Si le matériau brut ne vaut plus son prix aujourd’hui, l’ergonomie de ses consoles et l’accessibilité tout terrain tout public n’ont pas de prix. Les millions de la concurrence cherchent encore le vocabulaire d’un langage ludo-interactif aussi universel. Telle une crème anti rides, une lotion adoucissante aux vertus magiques, l’ergonomie effacée des produits Nintendo renvoie à chaque utilisateur l’impression flatteuse d’être maître de son jeu.

Alternatives XL

Coincée chez soi, l’imposante et peu engageante DSi XL va permettre d’enfin se perdre sur les terres d’Hyrule du dernier Zelda, de décrypter les énigmes de l’adorable Professeur Layton, de lire sans effort les livres de la cartouche 100 Livres Classiques disponible ce jour. Et tant pis si la nouvelle surface rêche de la console irrite comme l’image agrandie devenue rugueuse ou anguleuse, et si, quitte à entériner le confort du jeu chez soi, Nintendo aurait pu préférer à la DSi XL un accessoire à la Game Boy Player qui permettait de jouer aux jeux Game Boy sur son écran de télé en passant par la GameCube. Ou, mieux encore aujourd’hui, de récupérer par la boutique en ligne Wii les jeux DS de façon à les jouer sur son écran plat.

L’eau qui dort

Peu d’observateurs avisés ou attitrés ont vu venir les succès colossaux de la DS, de la Wii, pas plus que de l’iPod ou de l’iPhone. Diagnostiqué agonisant au début des années 2000, Nintendo a fait le nécessaire pour aller chercher un public qui ignorait son appétit pour le jeu vidéo. L’anachronique DSi XL a la même vocation. Il faut laisser le bénéfice du doute au géant de Kyoto qui doit voir dans la population un besoin larvé. Déjà il devient difficile de revenir aux petits écrans de la DSi pour jouer. Et rien ne fait ici obstruction à la naissance d’une DS 2, dont on ne sait rien, avant la fin de l’année. Méfions-nous de la stratégie de l’humble. Pour voir grand, Nintendo commence toujours par jouer petit.

François Bliss de la Boissière

(Publié le 6 mars 2010 sur Electron Libre)

 


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Daniel Ichbiah : « Steve Jobs est insupportable. Mais avec l’iPad, il a créé l’appareil universel »

Biographe, auteur de nombreux ouvrages sur la musique, les nouvelles technologies et le jeu vidéo, éditorialiste au mensuel SVM Mac pendant plusieurs années, Daniel Ichbiah publie une biographie express de Steve Jobs qui inaugure une nouvelle collection de petits livres didactiques vendus en kiosque faisant le tour d’un sujet en « 52mn ». L’occasion de faire le point sur le gourou d’Apple, sur les i de iPad et jeux vidéo. INTERVIEW…

Daniel Ichbiah

Bliss : Vous qualifiez le Macintosh, l’iPod ou l’iPhone de « légendes », voire même d’ »œuvres »… Ces termes ne sont-ils pas un peu forts pour des produits de consommation, des utilitaires numériques éphémères par nature, aussi brillants soient-ils ?

Daniel Ichbiah : Si on compare le tout premier Macintosh sorti en 1984 avec les micro-ordinateurs de l’époque, le Commodore 64, le TRS-80 de Tandy…, la différence d’approche était totale. D’un côté il y avait des produits fonctionnels, comme l’IBM PC bien sûr, et de l’autre un objet conçu avec un sens de l’esthétique. Je n’arrive même pas à utiliser le mot « produit ». Quand on parle avec des programmeurs du Macintosh, on voit qu’il s’est dégagé une véritable intelligence dans la façon dont les programmes communiquaient entre eux, ou même le matériel. On peut vraiment parler d’une œuvre pour l’iPod. Il a été frappant dès le départ de remarquer qu’il s’agit là d’un objet impossible à brusquer. La molette est tellement souple qu’on se sent obligé d’être doux avec. Il a un côté zen. Depuis que le Mac peut lancer Windows, on voit des gens équipés des deux machines, PC et Macintosh. Et alors que le PC est traité comme un produit sans soin particulier, le Mac en revanche est placé dans une armoire, recouvert d’une petite laine (rires). L’iPod a créé un attachement qu’il n’y a pas d’habitude sur les objets de consommation. Avec Apple Steve Jobs a réussi à créer des objets qui ressemblent à des œuvres. Pour imposer ses choix Jobs est souvent allé à contre-courant, y compris en interne. Il se bat contre les gens du marketing. Il ne réfléchit pas en produit, ou en terme de marketing ou de recherche de ce qui a marché. Il a plutôt une vision d’artiste. Jobs a eu par exemple le flair d’aller dénicher Jonathan Ive (designer responsable du look des produits Apple depuis 1996, ndr), un artiste. Quand les journalistes lui avaient demandé s’il avait fait une étude de marché au moment de lancer le Macintosh, Jobs avait répondu : « Est-ce que vous croyez que Graham Bell a fait une étude de marché avant d’inventer le téléphone ? ». Est-ce que Léonard de Vinci a fait une enquête avant de peindre la Joconde ? Les premières équipes autour du Macintosh avaient été élevées dans l’idéologie hippie des années 70. En lançant le Macintosh ils affrontaient IBM, le « Big Brother » d’alors. On le voit dans le clip de lancement du Macintosh en 1984. Steve Jobs a réussi à garder cet état d’esprit, il se bat en permanence contre son conseil d’administration. Pendant son absence de chez Apple (entre 1985 et 1997, ndr), le niveau du Macintosh a baissé. C’est quand il est revenu en 1997 qu’il y a eu l’iMac, l’iPod. Il a une position extrêmement rare, pratiquement unique, il arrive à imposer un produit avec sa personnalité, simplement parce que ça lui plait.

Bliss : Steve Jobs apparait comme un homme peu amène ayant un caractère difficile au quotidien, presque un caractériel, pourtant il séduit à chacune de ses apparitions publiques, même hyper calibrées. Comment ces deux extrêmes peuvent-ils cohabiter ?

Daniel Ichbiah : Pour comprendre cette personnalité il faut faire le parallèle avec d’autres personnalités, comme Bob Dylan ou Picasso, ou même James Cameron. Ce sont des types pour qui l’œuvre devient une fin en soi. Comme dans le film Les révoltés du Bounty, le capitaine est prêt à sacrifier la santé de son équipage pour ramener une plante de l’île. Jobs a un petit peu ce penchant. Tout devait être fait pour que l’iPhone sorte en juin 2007, tant pis si les employés ne dorment pas, etc. Il est insupportable en privé. Mais tout comme Bob Dylan, ou Picasso, apparemment aussi insupportables dans leur vie privée. Ses collaborateurs à l’époque de NeXT expliquent que sa première réaction devant un projet consiste à dire que c’est mauvais. Alors ils ont pris l’habitude de commencer par lui faire des propositions sans intérêt qu’il puisse rejeter avant de lui présenter le vrai projet. Il est insupportable mais en même temps, pour beaucoup de gens il s’agit de travailler avec une légende. Bill Gates que je connais aussi assez bien (Ichbiah en a retracé la saga dans un livre en 1995, ndr) a également ce côté insupportable. Il va voir ses développeurs pour discuter aimablement avec eux tout en étant capable de leur faire remarquer que ce qu’ils disent est stupide. Les gens sortent complètement anéantis d’une réunion avec Gates. Ou avec Steve Jobs.

Paranoïa

Bliss : Depuis quand Steve Jobs n’est-il plus vraiment accessible, qu’il évolue dans une bulle ?

Daniel Ichbiah : Depuis son retour aux commandes en 1997 je pense. Il a donné quelques interviews mais il a développé le culte du secret devenu à la mode comme chez Google. Il a une paranoïa absolue sur les produits. Même les gens d’Apple n’osent pas discuter, ils ont l’impression qu’ils peuvent sauter pour un rien. Ce culte du secret est une arme pour beaucoup de ces sociétés. Elle entretient la paranoïa chez les concurrents.

Bliss : Si l’on peut comprendre la nécessité du secret industriel pour une entreprise, en quoi est-ce nécessaire que le PDG devienne lui-même l’objet du mystère ?

Daniel Ichbiah : Steve Jobs a déjà un mode de vie très particulier, voire étrange. Il n’a pas spécialement envie de mettre le projecteur sur lui. Quand il a eu son cancer, il a voulu se soigner par une médication alimentaire. Chez lui il y a très peu de meubles. Je cite souvent Bob Dylan (et Steve Jobs aussi en illustration musicale lors de ses conférences, ndr), parce que comme lui, il en a vraiment rien à faire qu’on l’aime ou ou pas. C’est la marque de certains grands artistes. Bill Gates avait ça aussi, je l’ai vu envoyer promener sans regret des journalistes.

Bliss : Vous n’avez pas pu inclure toutes les anecdotes souhaitées dans votre mini biographie sur Steve Jobs. Quelles sont celles que vous regrettez le plus ?

Daniel Ichbiah : Un jour, lors d’un Apple Expo, Jobs arrive devant le stand Sony où il voit un lecteur MP3 en vente et il demande à ce que le produit soit immédiatement retiré de l’étalage. Il s’agit de Sony quand même (rires) ! C’est assez révélateur de son état d’esprit.

Bliss : Suite au gigantesque succès de l’iPod puis de l’iPhone, la cagnotte d’Apple commence à se rapprocher de celle de Microsoft. Steve Jobs peut-il succéder à Bill Gates à la position d’homme le plus riche du monde ?

Daniel Ichbiah :  Je ne pense pas. Les revenus de Microsoft sont alimentés par d’autres sociétés qui travaillent pour elle. Dell, Hewlett Packard, Asus, etc, vendent Windows et versent des royalties. Microsoft a un revenu automatique. C’est une théorie que je développe dans mon livre sur Google (Comment Google mangera le monde, 2007, ndr). Beaucoup de sociétés rêvent d’un revenu automatique. Les millions de PC vendus avec Windows rapportent automatiquement des milliards de dollars chaque année à Microsoft. En 1995 Apple avait commencé à autoriser la commercialisation de clones du Macintosh et vendait Mac OS X à des sociétés tierces. Mais Jobs a complètement fermé le marché des clones dès son retour chez Apple en 97. S’ils avaient continué les clones, Apple aurait sans doute pu se générer des « revenus automatiques ».

Disparition de l’ordinateur

Bliss : Lors de la présentation de l’iPad, Steve Jobs a déclaré qu’Apple était désormais une entreprise faisant des produits mobiles. Ce basculement n’a sans doute pas été prémédité mais semble désormais assumé. Quel avenir pour les gammes d’ordinateurs de bureau ?

Daniel Ichbiah : Apple conçoit encore des produits comme le Mac Mini qui sont bien pratiques. Mais la taille des ordinateurs se réduit, leur mobilité s’accroit. La mobilité touche toutes les sociétés, autant Dell, HP qu’Apple. Je pense que Jobs doit apprécier les objets mobiles parce qu’il est peu attaché aux objets en tant qu’objet. Chez lui c’est assez dépouillé. J’imagine que l’iPad est un produit qui lui ressemble bien, assez proche de sa philosophie. La réduction de taille des ordinateurs est une mutation où l’objet physique perd son importance. Peut-être même qu’un jour il n’y aura plus besoin d’un ordinateur chez soi. Je pense que tôt ou tard tous les ordinateurs pourront devenir interchangeables.

Bliss : Assez typiquement, le projet iPad semble avoir convaincu les fidèles de la marque et laissé sceptique les autres. Quel type de succès imaginez-vous pour l’iPad et, notamment, quelle utilisation pourrait devenir la plus populaire selon-vous ? Le jeu vidéo, les livres, la presse, Internet tout simplement ?

Daniel Ichbiah : J’ai plutôt vu des enquêtes où 80 % des internautes étaient prêts à en acheter un ! Je suis assez étonné des réactions anti iPad. Je pense que c’est un objet d’une intelligence incroyable. L’iPad fait d’une pierre trois coups. Il prend le marché devenu important de l’Asus PC, il prend le marché des livres électroniques comme le Kindle d’Amazon, et c’est aussi un pavé énorme dans la marre de la console DS de Nintendo. Comme vous le savez, la DS est la console la plus vendue de tous les temps. Hors, là, Apple offre un système de jeux tactiles avec un écran beaucoup plus vaste. Et quand on voit le catalogue de jeux de l’iPod qui seront forcément réadaptés à l’iPad… Je pense que Jobs a fait l’appareil universel. Tous les usages vont s’y croiser. Le livre électronique va se développer très vite. Pour beaucoup d’adultes ce sera un usage plus bureautique, l’usage de consultation du web et du mail, etc. Difficile de dire quel usage va s’imposer le plus. Les trois catégories d’utilisateurs vont se cumuler. Il est quand même possible que l’iPad devienne la console portable n°1. Nintendo va devoir se mettre à niveau, au-delà de sa DSi XL avec ses écrans légèrement plus grands.

Bliss :  Vous avez récemment publié la 4e version augmentée de votre Saga des Jeux vidéo (publiée la première fois en 1997 sous le titre plus poétique : Bâtisseurs de rêves, ndr). En quelques mots, que pensez-vous de l’évolution du jeu vidéo ? Progresse-t-il comme on aurait pu s’y attendre ou avance-t-il encore et toujours en terra incognita ?

Daniel Ichbiah :  Vaste question. Le marché est devenu beaucoup plus prévisible que dans les années 80-90. Depuis une dizaine d’années on ne voit plus tellement apparaître de nouveaux types de jeux. L’industrie fonctionne par séries désormais. Chaque année on attend le jeu de football ou les courses automobiles encore plus précis, les déclinaisons des films qui sortent. Le jeu vidéo est devenu beaucoup plus prévisible et moins aventureux qu’à l’époque où naissaient les Sim City, les Doom… Il y a encore des accidents comme Les Lapins Crétins qui étaient des minis jeux dans un jeu Rayman lancés très vite pour accompagner la Wii et qui ont fait un triomphe au point de devenir des jeux à part entière. Le projet Natal sera peut-être intéressant. Mais un jeu ce n’est pas seulement son interface, souris, manette, Wiimote, ou son corps. Il faut un contenu et c’est peut-être pour ça que la Wii arrive un peu au bout. Ce n’est pas l’interface qui fait le jeu c’est le jeu qui fait le jeu. Je ne sais pas comment cela va évoluer dans les prochaines années mais je crois que les lieux de jeux vont se développer dans la maison. La technologie va permettre d’avoir l’impression de s’immerger dans un décor à 360°, de se battre avec des aliens ou de se balader dans la jungle chez soi. On pourrait très bien avoir une pièce entière, un cube, ou une sphère dans laquelle se déplacer. Peut-être à l’horizon 20-30 ans…

Propos recueillis par François Bliss de la Boissière

(Publié le 3 mars 2010 sur Electron Libre)

 


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