La vague assommante de jeux casuals tout public lancée par Nintendo lui-même a fini par faire douter. Le maître du jeu vidéo avait-il perdu son savoir-faire ? La société Nintendo était-elle même encore intéressée à concevoir un jeu vidéo d’envergure coûteux et condamné à se vendre moins bien qu’une bête compilation de mini games familiaux ? Le nouveau Zelda offre la magistrale réponse et recadre au passage toutes les prétentions pyrotechniques volatiles des pseudos blockbusters du jeu vidéo d’aujourd’hui. Ici repose tranquillement le cœur du jeu vidéo, son articulation la plus complète.
L’évidence ne s’imposera sans doute pas sans l’avoir joué éperdument, mais passé son introduction un peu douloureuse (un chouia bavard, visuels basse définition hors d’âge, première séance de vol plané pénible) ce Zelda là doit mettre tout le monde d’accord. Cette fois, contrairement au bâtard Twilight Princess ni Cube ni Wii, Zelda Skyward Sword ne joue plus à Tolkien, au Seigneur des Anneaux de bas étages cherchant à séduire un Occident déjà égaré sur les Terres autrement plus vastes (et vides) de Morrowind puis Oblivion. Le nouveau Link ne dépend plus que de lui-même (et un peu de l’Avatar de Cameron, allez), renoue avec sa propre histoire, remet à plat sa condition pour, encore une fois, l’élever. Le vertige, d’ailleurs, est concrétisé. Comme Mario parti dans les étoiles de la Galaxie se trouver une nouvelle raison d’exister, le monde de Zelda s’installe là-haut dans un Célesbourg (toutes les francisations des noms propres valent leur pesant de trouvailles sémantiques kawaii) littéralement au-dessus des nuages. À dos de Célestriers (oiseaux montures improbables), il prend ses distances, plane plus librement encore sur la mer de nuages qu’il ne surfait déjà au-dessus de l’océan de Wind Waker.
Intimité cognitive
Ado toujours muet, ce Link là, apprenti chevalier déclaré, n’a plus le côté gamin candide de celui du Wind Waker cell shadé ou des épisodes DS. Mais il a une chambre bien à lui dans le pensionnat de l’école de chevaliers, dort sans façon dans tous les lits qu’il croise chez l’habitant, visite la salle de bain et s’assoit sur la cuvette des toilettes avant de se laver les mains. Le héros sera grand mais la route de l’apprentissage longue. Comment mieux ne pas intimider le joueur que de réduire le héros en devenir à ces petits riens qui l’humanisent. Ce qu’on appelle tutorial partout ailleurs, Nintendo le transforme en processus d’apprivoisement puis d’adoption. Le joueur semble se familiariser avec les commandes alors qu’il s’engage dans un processus affectif à travers une relation avant tout cognitive qui se tisse chaque minute, des gestes ordinaires aux grands exploits. Les petits pas non préprogrammés de Link le font ainsi chuter et rater sa cible plus qu’un jeu contemporain (au hasard : Uncharted) ne l’autoriserait. Nintendo instaure ainsi un rapport plus complexe que le simple attachement héroïque assisté entre le personnage de fiction et le joueur. Link agace en trébuchant sur une passerelle au-dessus du vide, en refusant de bien se caler devant un coffre pour l’ouvrir. Pour un peu on le giflerait comme un ami qui trahit la confiance. Mais quand il faut avancer en équilibre debout sur un rocher en roue libre ou sur une corde au-dessus du vide, le programme sait très bien compenser les limites de contrôle et de la pesanteur. Et quand vient l’heure d’abattre un colossus (l’hommage à l’œuvre de Fumito Ueda glisse comme une citation compliment entre les dieux), ce mélange d’assistance partielle et d’hésitation oblige à la concentration, force le joueur à ne plus faire qu’un avec le petit corps virtuel. Avec la Wiimote (Motion) Plus qui suit, en effet, les vrais mouvements du bras pour accompagner ceux du glaive, les tremblements du joueur et du héros virtuel s’alignent, et ordonnent la fusion *.
Relation physique contagieuse
Des doigts de la manette traditionnelle jusqu’à la main libérée de la Wiimote, la relation physique, telle une contagion, grimpe désormais jusqu’au bras. Pas d’agitation factice Wii Fit ou de sportif Resort ici, l’enjeu, toujours, se mesure à ce qu’il met en scène pour jouer. Il n’y a pas décalage entre l’action et l’intention. Les fantasmes de l’escrime, du duel de sabre, ou du vol aérien se vivent désormais aussi en partie dans le corps et expliqueront qu’il vaudra mieux se lever au moment d’affronter un boss, de devoir lui jeter avec tout le bras les fleurs-bombes dans la gueule ouverte, de porter des coups d’épée de côté, de biais, de bas en haut ou de haut en bas, avant d’achever en coup d’estoc. S’il existe une limite à cette simulation, elle se situerait dans le souvenir de la projection mentale des jeux précédents. Parce que, oui, bien que semi automatisés, les coups d’épée donnés à coups de bouton A dans les précédentes aventures de Zelda ont toujours été organisés de façon à créer l’illusion mentale que le joueur accomplissait la gestuelle complète alors qu’il n’en n’était rien. En effectuant pour de bon le geste aujourd’hui, le même joueur ne fait qu’acter ce qu’il croyait déjà exécuter. Selon toute probabilité, un néophyte total de la série recevra en revanche ce Zelda comme les joueurs d’hier et d’avant-hier ont reçu A Link to The Past ou Ocarina of Time. Skyward Sword porte en lui d’innombrables occasions de se dire «mais comment est-ce possible ?».
Clés célestes
Du village céleste où l’on se perd mille fois au-dessus des nuages, des dédales verdoyants de la forêt conduisant au Temple de la Contemplation, des mines au désert jusqu’au Temple de la Terre, la ligne droite n’existe pas dans le monde de Zelda. Ni plus vraiment d’espaces vides sur Terre. Seul le génie sans cesse renouvelé de l’architecture environnementale made in Nintendo a capacité à faire oublier et accepter le vieux rouage de cause à effet du levier qui ouvre un couloir qui donne accès à un coffre qui donne la clé qui défait le verrou de la porte géante derrière laquelle se cache presque immanquablement un donjon qui, lui aussi, rejoue l’enchainement infernal jusqu’au boss. Entre les mains de Nintendo, le procédé vieux comme le monde interactif fait de presque chaque étape la démonstration humble d’une inventivité sans fin, d’une aptitude à la remise en scène créative. Il en ressort cet étrange mélange de familiarité rassurante, de sensation insaisissable de «déjà vu», saupoudrée au-dessus d’un espace pourtant neuf, inspiré au point d’aspirer irrésistiblement vers lui, jusqu’au fin fond de lui.
Reconnaissance par le geste et le touché
Chaque lever de rideau sur une région de la carte du monde ajoute une strate inédite de gameplay. Le nouvel éclairage apporte d’abord une nouvelle complexité, géographique, mécanique et conceptuelle. Ici comme nulle part ailleurs, l’intellectualisation de l’essence encore et toujours indiscernable du jeu vidéo se joue au lieu de se verbaliser. L’abstraction succède au gameplay et non l’inverse. Après avoir agi, joué, consommé ou consumé, l’accompli prend une perspective, un relief conceptuel que l’intellect, en retard sur les mains et l’action, peine à verbaliser parce que les mots, justement, ne suffisent pas à exprimer une connaissance acquise par le geste et le touché, l’immersion topographique.
Pot pourri pour potion… magique
En revenant à la source de l’histoire du royaume d’Hyrule avec une Zelda simplement «Dame» avant de devenir princesse, Nintendo aurait pu remettre les compteurs à zéro, alléger l’équipement, reconfigurer les bases et s’adresser à la nouvelle génération de joueurs. Au lieu de ça, la Zelda Team de Eiji Aonuma se défie elle-même, garde et absorbe tous les acquis. Et dans un pur acte de folle confiance instinctive en son savoir-faire (comment expliquer autrement de telles audaces), elle y greffe des nouvelles aptitudes, parfois même fondamentales, fait évoluer à la puissance plus les précédentes. Y compris celles, serviables, d’autres jeux prestigieux de la marque dont les spécialistes retrouveront les traces (un Link prenant feu aux fesses comme un Mario, roulant sa boule comme dans Galaxy, soufflant les poussières tel un Luigi’s Mansion ou collectionnant et socialisant à coups de services rendus comme dans un Animal Crossing). Et rien n’est oublié du chef d’orchestre de Wind Waker ou du chien loup et de l’ambiance vaguement cyber de Twilight Princess. Du scarabée volant téléguidé permettant de survoler les niveaux, d’appréhender et anticiper les lieux et les mystères, les distances, les espaces et les combats avant de s’y ruer, au système de sélection des armes et accessoires en anneaux (version Wiimote des fameux menus en cercles concentriques du Secret of Mana), la refonte des commandes, du rythme d’accès aux choix, modifie grandement la prise en main et les sensations.
Profondeur insondable
Alors que les grosses productions pleines, surtout, d’esbroufe technique, se laissent saisir dès leur début, la profondeur interactive insondable de Skyward Sword refuse, comme les papillons et les insectes que Link doit attraper au filet, de se laisser capturer à la première ou énième approche. Chaque coffre ouvert, sur Terre ou dans les îles flottantes des cieux, cache la promesse irrésistible d’un autre trésor et renvoi à plus tard ou plus loin l’horizon. Les explications redondantes des dialogues – pour la première fois à réponses multiples – des aides cyber-computées de l’esprit de l’épée qui remplace les fairies et autres petits conseillers malins à dos de canin (Ocarina, Twilight…), des indices vidéo de la marche à suivre diffusés par les pierres boiing-boiing récupérées du remixe d’Ocarina sur 3DS, aucun prémâché de l’assistance à jouer ne gâche l’aventure ni même un moment de jeu. Ce Zelda, comme ses grands ascendants Ocarina et Wind Waker, se suffit à lui-même. Mieux, et stigmatisant l’ensemble du médium jeu vidéo qui singe et piétine la syntaxe cinématographique, Skyward Sword recentre toutes les notions dispersées de narration par le verbe ou des cinématiques frigides transformant le joueur en spectateur passif. Nettement plus fournie et explicite qu’Ocarina, mais aussi plus vive, plus copieuse, flirtant avec le jeu de rôle traditionnel (amélioration monnayée de l’équipement chez le forgeron), même en démarrant trop doucement, l’histoire ne plombe plus autant que Twilight Princess. Car respectueux de son concept aérien, tout en chatouillant le drame sombre et mystique, Skyward Sword se veut léger et badinant. Ce qui le sauve.
Jeu somme ?
Le jeu somme cherché en vain dans l’ombre d’Ocarina par Twilight Princess se retrouve plutôt ici, dans un Skyward Sword plus honnête avec lui-même, plus raffiné, moins pédant, enfin en phase avec son histoire, sa généalogie tactile toujours en progression. Y compris avec ses failles. L’objet, en tant que jeu vidéo d’aventure protéiforme, se révèle dans tous les cas trop énorme en densité, en variété, en durée, pour s’appréhender dans sa totalité. Skyward Sword explose les critères du raisonnable et les compteurs du moment (quantitatif, qualitatif, chronométrés, financiers). De l’ordre du marathon (avec pour preuve un Link désormais suspendu lui-même à une jauge limitée d’essoufflement qui force le joueur à tempérer pour tenir la distance), ce qu’il donne à jouer encore et encore sans presque ne pas radoter pendant des dizaines d’heures ne supporte pas la synthèse, ni la comparaison avec quoi que ce soit d’autre que sa propre généalogie, son ADN digital. Depuis toujours, le processus encyclopédique de la série qui se nourrit d’elle-même, s’appuie sur ses propres acquis et cumule d’épisodes en épisodes les accessoires et le savoir-faire, construit un univers interactif wikipédiaque sans commune mesure. À observer et ressentir la force de conviction de cet univers ludique, sa démesure non mégalomane, sa puissance écrasante et pourtant non dominante, au-delà du plaisir qu’il peut, ou pas, de nos jours, provoquer, l’aventure mérite tous les respects. Des joueurs, vétérans ou apprentis, comme des développeurs qui regarderont là, une nouvelle fois stupéfiés, ce que leur outil de travail peut vraiment accoucher.
La Wii, ultime frein de Zelda
Malgré le vent et l’azur infini, les jours et les nuits, les torsades temporelles, les pauses poétiques contemplatives, le souffle n’a toutefois pas tout à fait la même force d’évocation que les grands épisodes de référence. D’abord parce que l’impact visuel reste sur Wii bien en dessous du possible six ans après l’avènement de la haute définition. Parfois gracieuse, souvent brouillonne, l’astuce graphique transformant les textures basse résolution en aplats de peintures impressionnistes oscille entre le barbouillage baveux et le hors sujet, et n’atteint que rarement le sublime. Peut-être aussi parce que l’humain, le joueur, n’a pas physiquement la possibilité de voler et ne saura tout à fait s’identifier aux vols d’oiseaux, alors qu’il aura probablement expérimenté pour de vrai l’appel du grand large de l’esquif de Wind Waker ; parce que son âme, aussi, aura déjà été agrandie et libérée par Ocarina of Time et Wind Waker et qu’il y a hélas, en chacun et en dehors de la plume des poètes, un espace d’absorption émotionnelle limité. Même si d’aventures en aventures le nombre de cœurs réceptacles de Link et du joueur augmente, l’ivresse d’une aventure aussi ambitieuse teste d’abord les limites et la disponibilité émotionnelle de chacun. Car, c’est sûr, ce Zelda là fait déborder et le calice et le vase et pose implicitement la question : Que sont donc ces « jeux vidéo » que vous avez honoré ces dernières années ? Le vrai et unique master chief sword est de retour, ou plutôt il a toujours été là. Matrice, nombril et centre de gravité du jeu vidéo, ce nouveau Zelda renvoi tout le monde et toutes les prétentions satellites sur orbite. Le vent dans les voiles, à l’aise.
* Pour être tout à fait précis et transparent : le jeu a été joué sur une version de travail officiellement complète qui a néanmoins provoqué des bugs de reconnaissance des mouvements avec une Wiimote Plus qui ont disparu après avoir changé de… Wiimote Plus (pas d’explication rationnelle sous la main). La version vendue en magasin devrait, en toute logique scrupuleuse Nintendo, avoir éliminée ce problème.
François Bliss de la Boissière
(Publié en novembre 2011 sur Chronicart.com)