Préambule relecture 2011
Zelda : The Ocarina of Time : à l’épreuve du temps
Le jeu de l’année pour les plus modestes, celui de la décennie pour d’autres, plus audacieux. Le jeu du siècle, enfin, pour les trop enthousiastes qui ignorent obstinément que les jeux vidéo n’ont pas encore 20 ans. Zelda rentre déjà dans la légende à coups de superlatifs. Vouloir à tout prix donner une importance à Zelda sur une échelle de temps tombe bien finalement. Car Zelda: the Ocarina of Time EST une affaire de temps. Sans même revenir sur son extravagante durée de gestation qui fait dire à son auteur Shigeru Miyamoto que « trois années pour faire un jeu est un délai beaucoup trop long… Dorénavant je voudrais que mes projets se fassent en six mois », il faut retenir que le scénario lui-même repose sur le Temps.
Trois années de création, sans doute trois ans d’attente pour les plus fidèles mais aussi trois années de cynisme et de persiflage des sceptiques. Le héros du jeu, quant à lui, battra ce record de patience puisque, après 20 heures de jeu, Link devra dormir sept ans avant d’accomplir la suite de son destin. Tout le scénario est axé sur ce clivage qui une fois énoncé peut paraître simple mais révèle une ingéniosité exemplaire.
Loin d’être un luxe, ces voyages dans le temps permettent en réalité de doubler la surface du jeu. Imaginez que vous visitez un monde complet avec ses villages, ses plaines et montagnes, et évidemment son château, et qu’après avoir zappé dans le futur tout est là mais différent. Surtout que pendant votre sommeil le vilain de l’affaire a méchamment mis à sac le paysage bucolique. Alors c’est reparti, vous refaites le tour du monde à la recherche d’items indispensables ou de donjons maléfiques. Le Zelda mythique sur SuperNintendo avait inventé ce procédé avec un petit Link qui basculait du monde de la lumière au monde des ténèbres. Cette fois là tous les donjons accomplis dans un monde se retrouvaient dans l’autre, en pire. The Ocarina of Time trouve un équilibre beaucoup plus subtil. Chaque époque a ses donjons. Trouver le lieu, l’époque et l’équipement adapté font partie intégrante du jeu.
C’est finalement une des choses les plus étonnantes de cette cartouche. Alors que le scénario, sans doute désuet, peut faire l’objet d’une grande attention pour son souci du détail, il conduit avant tout à des aires de jeux incroyablement évoluées.
Peu importe le scénario. Même si le jeu entraîne le personnage dans de nombreuses scènes en temps réel qui font avancer l’histoire et qui peuvent éventuellement lasser les plus impatients, la récompense du joueur est ailleurs. Car après les ruisseaux, les papillons et la pêche à la ligne, de vrais et sombres donjons vous attendent. C’est ici que l’inventivité des équipes de Nintendo peut faire rougir la concurrence : cette capacité à concevoir des niveaux dont les imbrications architecturales sont aussi crédibles que retorses à assimiler. Chaque « donjon » ou niveau a son thème, de l’arbre séculaire au poisson géant en passant par le vrai donjon de brique, le joueur est obligé de se créer dans la tête une topographie très rigoureuse des lieux. Et en 3D, en volume, cette fois-ci. Si vous voyez une fenêtre vingt mètres plus haut et que votre grappin ne peut l’atteindre, il vous faut penser ou repenser les couloirs, escaliers, sauts et escalades qui pourront vous y conduire. Inouï car chacun des « donjons » rencontré oblige à réfléchir différemment. A chaque thème ses spécificités.
Des décors et des paysages qui ouvrent l’espace vers le ciel comme vers l’horizon. Malgré des limites parfois visibles, les capacités d’affichage de la N64 sont totalement transcendées.
Retenant constamment l’attention du joueur, le rythme lui-même au sein de ces espaces est variable. Vous passez de combats inhumains à des phases de recherche et d’exploration méticuleuse. Luxe ultime, quelque soit le danger derrière une porte, ces phases tendues sont toujours ponctuées de découvertes graphiques surprenantes, voire, éblouissantes. S’il fallait comptabiliser le nombre de fois où la mâchoire du joueur s’ouvre d’incrédulité, Zelda 64 battrait déjà des records. Il y a toujours une surprise au fond d’un trou, derrière une colonne ou un arbre, au-delà d’une colline ou d’une fenêtre. Après plusieurs dizaines d’heures cela devient écrasant. Alors qu’on commence à penser qu’après tant de surprises la lassitude pourrait venir, une nouvelle découverte, un nouveau lieu à explorer, un nouvel objet à utiliser, un nouveau compagnon, vous fait replonger sans rémission. Et quand on perçoit ici ou là les limitations techniques de la Nintendo 64, le compromis entre réduction de définition et spectacle offert est toujours juste.
Du glaive et bouclier de bois aux attributs royaux et métalliques de la Triforce, l’exploitation des armes et autres utilitaires permet à elle seule des manières innombrables de jouer.
Moins copieux que dans un RPG standard, la collection d’armes et d’items ramassés sur la route est en revanche exploitée comme jamais. C’est entendu, le principe de locomotion du jeu est à la 3e personne (et si on disait « vue objective » ?), n’empêche, la visée du lance-pierre ou de l’arc se fait en vue subjective. Précision parfaite. Et si vous savez qu’une fois à dos de cheval vous pouvez viser en vous déplaçant, vous comprendrez que le nombre de façons d’appréhender le jeu est d’une variété invraisemblable.
Par exemple, Link va devoir apprendre à souffler un air pour de vrai dans sa flûte mystique, l’Ocarina, partition à l’appui. Ce n’est pas facultatif, il faudra vraiment jouer des mélodies de trois à cinq notes avec la manette. Pour communiquer à distance, pour ouvrir des passages, pour faire jaillir le soleil ou la pluie. Répétons : Link peut faire apparaître à volonté le soleil ou la pluie sur les terres d’Hyrule !! Vous vous rendez compte du fantasme enfin réalisé ?
Des idées que certains n’osent même pas rêver sont mises en pratique dans cette cartouche. De nouveaux concepts y naissent pour assister le joueur dans une 3D encore confinée dans votre téléviseur.
C’est une certitude, le saut automatique, déjà évoqué, qui renvoie Mario 64 à ses plate-formes simplettes, et les deux formidables trouvailles que sont le bouton « d’attention » et le bouton « sensible au contexte » vont faire des émules ! Après apprentissage progressif, l’évidence de ces fonctions saute aux yeux. La gâchette Z permet à volonté de se verrouiller sur un adversaire de façon à ne jamais le perdre de vue en plein combat. Une fois maîtrisée cela devient un véritable plaisir de faire des bonds sur les côtés ou des sauts périlleux d’esquive arrière en plein combat. D’autant plus que ce bouton Z replace instantanément l’axe de vue derrière Link et permet des changements d’angles ultra rapides.
Le bouton bleu, affiché à l’écran, indique à bon escient la fonction qu’il a. Parler, saisir un objet, frapper : pas de doute sur l’attitude à avoir et donc moins de gestes inutiles. Et puis il y a la petite fée qui accompagne Link et qui survole les différents centres d’intérêt au cas où vous seriez distrait.
Tenez, encore une idée tellement simple qu’on se demande pourquoi elle n’existait pas déjà (encore la preuve que Miyamoto a seul accès à une source d’inspiration à la fois universelle et privilégiée). Tous les personnages qui peuvent nager sont susceptibles de se noyer, non ? Et bien pas Link. Son aptitude à nager sous l’eau est limitée au temps qu’il peut retenir sa respiration. Au bout de trois secondes le personnage remonte automatiquement à la surface pour reprendre une goulée d’air. Ce n’est pas du bon sens ça ? La difficulté consiste alors à accomplir sous l’eau certains objectifs avant la remontée salvatrice. Et évidemment, l’astuce complémentaire c’est que le héros apprendra, avec l’âge, à retenir sa respiration plus longtemps.
Même avec un scénario élaboré et un monde complet reconstitué, Zelda 64 est surtout une expérience interactive. Un jeu vidéo.
Ce monde énorme offert à l’exploration ne serait qu’un tableau si l’interaction n’était pas à la hauteur. Facilement ridicules sur une image fixe, les interlocuteurs rencontrés, une fois animés et « bruités », dégagent de vraies personnalités. Ils vous arracheront toujours un sourire. En toutes circonstances vos déplacements sont suivis scrupuleusement par leurs regards.
Link peut constamment influer sur les éléments du décor, pousser des caisses, couper les mauvaises herbes. Enfant il monte sur les tables, adulte il monte sur les armoires. Gestes inutiles la plupart du temps mais qui matérialisent le décor. Lors du passage de l’enfant à l’adulte, puisque Link a réellement grandi physiquement, la position de la caméra se modifie. C’est discret. Pourtant, pour montrer Link adulte la vue est plus haute, et la caméra plus éloignée qu’enfant. Toute la perception du décor s’en trouve altérée et après des heures d’habitudes enfant, et quelques allers-retours temporels, l’effet est « inconsciemment » marquant.
Un monde interactif à l’écoute de vos oreilles.
L’autre limite reconnue du support cartouche est la qualité sonore. Zelda 64 fait complètement oublier la technique. Si quelques morceaux synthétiques sont là en souvenir des épisodes précédents, certaines compositions orchestrales laissent pantois. Comme dans les films, la musique est là pour encourager les émotions. Souvent joyeuse, elle atteint toute sa maturité dans les moments sombres et dangereux des caves suintantes. Tous les effets spéciaux participent à l’immersion dans un espace qui fourmille de détails sonores. Si ce que vous voyez est en 3D, ce que vous entendez l’est aussi. Vous savez quand le danger vient de droite, de gauche mais aussi d’au-dessus et de quelle distance.
Si vous suivez de près l’évolution des jeux vidéo vous devez savoir qu’une voie entre films et jeux vidéo est en train de se créer. Non pas pour imiter les films mais pour impliquer davantage le joueur dans un vrai scénario auquel il participerait.
Resident Evil II a cette année fait beaucoup progresser cette recherche, mais les décors étaient fixes, le thème spécifiquement horrifique. Dans un tout autre registre, Final Fantasy VII livrait un système alternant avec élégance, avancées automatiques du scénario et actions du joueur, mais il était définitivement linéaire et les combats en sélections de menus plus gestionnaires qu’actifs. A en croire le monde PC, Half-Life devient aussi une réussite de cette approche hybride, mais c’est d’abord un exercice de style en vue subjective. Une énième variation de la course après la mort. N’est-il pas temps de trouver une alternative à ce grossier et trop usité ressort dramatique ?
Car finalement, aucun de tous ces jeux n’offre la sensation de liberté de ce Zelda sur Nintendo 64. Une tentative de mettre en scène la vie et non la mort. L’essai brillant de Nintendo et Miyamoto marque enfin ce pas. Et en plus Zelda a l’ambition modeste d’abriter tous les modes de jeux : des mini-jeux à la Tétris, aux combats contre des démons pour la survie de l’univers
La gamme des émotions ressenties dans Zelda trouve sa richesse dans des infinies variations de petits plaisirs. Vous n’aurez jamais peur pour votre vie. Vous serez pourtant sollicité de mille manières. Curiosité, émerveillement, compassion, inquiétude, patience, satisfaction, rire, vous pouvez continuer la liste. Chevaucher les plaines d’Hyrule au galop pour le simple plaisir ne s’explique guère en terme de score. Il faut accepter les moments de joie pure comme des cadeaux.
Sous des dehors enfantins, voilà un jeu vidéo qui vient en réalité donner une leçon de maturité créatrice à tout le monde.
Zelda ouvre l’horizon de tous les développeurs, de votre télévision et peut-être de votre esprit. Si vous êtes prêt au voyage.
François Bliss de la Boissière
(Publié le 11 décembre 1998)
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Comme dans la rue, pas de minimum requis. Ça fera plaisir, et si la révolution des microtransactions se confirme, l’auteur pourra peut-être continuer son travail d’information critique sans intermédiaire. Pour en savoir plus, n‘hésitez pas à lire ma Note d’intention.