Conker’s Bad Fur Day : Bras d’honneur interdit aux moins de 16 ans

Conker est officiellement déconseillé aux moins de 16 ans sur N64. Ridicule. Tant de brio et de culot mérite d’être vu par tout le monde. Le test, en revanche, est interdit aux moins de 16 ans.

Conquer BFD

Incroyable, c’est proprement incroyable ce que le studio Rare a osé faire avec ce jeu sur console Nintendo 64 ! Parti d’un énième projet mielleux, mais sûrement efficace, d’un jeu de plateforme 3D avec un écureuil mignon tout plein en vedette, le studio anglais préféré de Nintendo a transformé les « Douze contes de Conker » en un OVNI trash, gore et malpoli jamais vu dans les jeux vidéo. Le pire étant que ce jeu ne surgit pas sur une plateforme dite « adulte » comme le PC, non non, cet exercice de transgression systématique du bon goût apparaît sur Nintendo 64, une console que l’on croyait réservée aux enfants ! Il est vrai que, pour résister à cette réputation, Nintendo a eu la volonté de faire des jeux susceptibles d’attirer les jeunes adultes sous l’emprise Playstation. Mais de là à faire ça ! Il est clair que le message de Nintendo a été interprété radicalement par Rare.

Qui c’est qui a pété… les plombs ?

Sous cloche aseptisée Nintendo depuis très (trop) longtemps, les anglais bourrés de talent de Rare se sont cette fois complètement lâchés. Il y avait bien des pets et des rots dans Banjo-Kazooie et sa suite, des traces d’humour cynique et morbide dans les jeux de plateforme si réussis de Rare, mais juste de quoi se démarquer de l’humour plus inoffensif du Japon. Cette fois Rare se laisse aller et tire la chasse d’eau sur tous les tabous du jeu vidéo. C’est choquant, dégueulasse, outrancier, et, dans une industrie encore bien timide et sans culture, salutaire.

Car, malgré ses lourds relents de merde, Conker’s Bad Fur Day est une bouffée d’air frais dans un milieu des jeux vidéo déjà coincé dans ses recettes à succès. Même si, comme l’écureuil lui-même, il faut sans doute enfiler un masque à gaz pour se protéger des émanations douteuses du jeu, c’est un plaisir incommensurable de voir un petit personnage adorable ne jurer que par le fric et l’alcool, patauger – littéralement – dans la merde. Il ne faut donc pas s’y tromper, finies les allusions indirectes et autres contorsions créatives ou puritaines, Conker et sa clique se parlent sans détour, s’insultent à coups d’onomatopées mais aussi de trous du cul.

Pour une poignée de dollars

Certes, le jeu est construit comme une succession de sketches où, à chaque étape, Conker aide les gens qu’il rencontre à se sortir du pétrin. Mais, désolé pour l’idéal Disney, il n’agit pas par altruisme. Dites adieu au héros compatissant ou désintéressé, il faut à Conker une bonne poignée de dollars pour être convaincu d’intervenir. Fêtard et feignant par nature, l’écureuil préfèrerait rester au pub pour picoler avec ses potes écureuils gris.
Egaré malgré lui, après une nuit d’ivresse, dans un monde vicié de l’intérieur, Conker est en plus pourchassé par les sbires d’un Roi lion puissant et mesquin par ennui.
C’est ainsi que, moyennant une liasse de dollars, Conker essaiera de… récupérer la ruche disparue d’une stupide reine abeille pleurnicharde, faire chier une vache à coup de laxatifs naturels, aider une colonie de mouches à merde à augmenter sa production d’excréments, casser les couilles d’un gros con de chef préhistorique prétentieux, libérer sa copine lapine et salope enlevée par un rockeur au cœur de pierre, jouer le jeu des offrandes à des déités païennes, bouffer des autochtones en chevauchant un T-Rex hypnotisé, torcher à coups de PQ un étron géant chanteur d’opérette, et bien d’autres étrangetées…
Chaque petite scène est un gag à chute, un chapitre à franchir qui, plaisir malin, devient jouable indépendamment une fois réussi.

Alcoolique pas du tout anonyme

Heureusement, plus proche de ses activités de oisif, certaines tâches demanderont à l’écureuil poreux de boire des rasades de bière, à même le tonneau ! Vessie pleine, ivre et titubant, il faudra réussir à le guider et à le faire pisser sur des ennemis dangereusement brûlants, ou sur des Travolta de l’âge de pierre en plein samedi soir techno. Envoyer un jet de pisse pour calmer des ennemis, en voilà une idée simple, fort bien réalisée, digne des jeux de plateformes ! En y pensant bien, quel culot invraisemblable. Surtout que le père Conker finit avec la gueule de bois, se tient le crâne en rallant et vomi régulièrement sur ses pieds.
Si la digestion et toutes les substances qui en découlent sont souvent mises en valeur, le sexe se fait finalement plus discret. Il est néanmoins là.

La musique adoucit les meurtres

Quand Conker enfile une à une des étoiles de mer hurlant à la mort sur le mat dressé d’un gouvernail macho, on n’en croit pas ses yeux et ses oreilles. Quand, après avoir déculotté son amant d’un autre âge, une princesse en bikini préhistorique agite ses seins de playmate sous les yeux de Conker en lui disant je t’aime, on rougirait presque avec l’écureuil. Le jeu passe allègrement des moments les plus gores et les plus scatologiques à des moments de grâces véritables. Le look charismatique de l’écureuil touffu y est pour beaucoup, les formidables et nombreux dialogues aussi. La musique, qui glisse sans effort du jazz à la techno en passant par la comédie musicale au moment le moins attendu, est le liant qui fait supporter les pires extravagances, les pires écarts.

Un jeu digne des films des frères Cohen

Au fond, derrière son laxisme et sa vénalité, l’écureuil a plutôt du bon sens. Quand il se moque ou houspille ses congénères il a généralement raison. Car il rencontre une galerie d’abrutis assez exceptionnelle. Le profil hilarant et inquiétant des contemporains de Conker fait penser aux films des deux frères cinéastes Joel et Ethan Cohen qui, depuis quelques temps, dressent un portrait aussi drôle que consternant de l’Amérique profonde (Fargo, The Big Lebowski, Ô Brother). Dans Conker, des fourches et des pots de peintures parlent comme des bouseux américains et s’insultent au fin fond d’une grange de foin, des mouches irlandaises et piliers de bar s’expriment dans un accent plouc plus vrai que nature, les épouvantails alcooliques s’accrochent à leur dernière dignité pour tenir debout, des gargouilles conservatrices rient vulgairement… Oui, le monde de Conker est définitivement habité par une population qui ne serait que médiocre et ordinaire si elle n’était pas aussi imagée. Et le pire est à venir dès que l’on pense croiser un personnage attachant ou plus cultivé que les autres. Dégoûté, on se rend compte alors qu’il est soit un naïf irrécupérable, soit un manipulateur sans scrupule.

Un pavé dans la mare

Ce qu’il y a d’extraordinaire dans cette cartouche si parodique, c’est qu’il s’agit bien d’un jeu. Tous les gags et dialogues ne sont là que pour enrichir un vrai jeu de plateforme qui mélange avec brio agilité et puzzles malins.
Moins épique et ample que le récent Banjo-Tooie, plus cher aussi (600 F) pour un jeu qui dure sensiblement moins longtemps que les autres productions Rare, Conker est néanmoins indispensable. Il s’agit donc d’un jeu complet avec aventure centrale et nombreux mini jeux à plusieurs, mais c’est aussi et surtout un pavé dans la mare. Que Rare ait eu envie de faire ça, que Nintendo ait eu le courage et l’intelligence de laisser faire, que le tout arrive par surprise sur une console Nintendo, est un formidable pied de nez à l’endormissement général et aux ligues de vertus.

Bras d’honneur et chapeau bas

Malgré les apparences, Conker n’est pas seulement coincé au stade anal. Du générique hommage au film Orange Mécanique de Stanley Kubrick, en passant par les plus évidents Soldat Ryan, Matrix, films de gangsters, King Kong et bien d’autres, Conker est une mine de références cinématographiques et de clins d’oeils culturels. Selon ses connaissances, chaque joueur y trouvera son compte dans l’humour, dans la caricature de la violence, ou dans les messages au second et troisième degré. Quand, en plus, aussi bien au niveau du son et des musiques en Dolby Surround que du point de vue graphique, Conker est un achèvement technique sans précédent sur Nintendo 64, on ne voit qu’une chose à faire : un bras d’honneur aux détenteurs de la morale et recommander le jeu à tout le monde. Oui, même aux moins de 16 ans. Le rire n’a pas d’âge.

François Bliss de la Boissière

(Publié le 5 mai 2001 sur Overgame.com)

 


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