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A.I. (Intelligence Artificielle) : le film schizophrène de deux génies du cinéma

Spielberg ou Kubrick ? Vrai ou faux ? Humain ou inhumain ? Mecha ou Orga ? Un androïde « aware » vaut-il mieux qu’un humain inconscient ? C’est toute la question. Et la réponse est dans le film… Quand Kubrick et Spielberg rêvent de moutons électriques. Réflexions…

Préliminaire.

Débrouillez vous pour voir le film, on discute après. Pourquoi ? Parce que, vous joueurs, vous êtes en contact quotidien avec l’intelligence artificielle. Pas celle des romans d’anticipation, celle qui se fabrique, se peaufine de jour en jour dans les jeux vidéo. Celle qui, un jour, sortira de l’écran pour se greffer dans le cerveau d’un être cybernétique. Pour jouer ou pour vivre. Vous ne le savez peut-être pas encore, mais la population des joueurs est au premier rang des cobayes de la recherche sur l’intelligence artificielle. Que vous jouiez à Quake ou Pokémon, à Mario ou Myst, vous êtes les betas testeurs quotidien du monde virtuel. A.I. vous concerne forcément. Donc allez-voir le film. Après seulement on parle 😉

Cette réflexion spontanée après la vision du film ne contient aucun  spoilers.

Qui est la marionnette de qui ?

Le cinéaste culte de 2001 : L’Odyssée de l’Espace, Orange Mécanique, Shining et quelques autres monstres cinématographiques est mort avant de mener à bien son ambitieux projet sur l’intelligence artificielle. Pour réaliser cette adaptation de la nouvelle Supertoys Last All Summer Long de l’écrivain Brian W. Aldiss, Stanley Kubrick attendait que les technologies soient à la hauteur de sa vision du sujet : Que se passe-t-il quand un androïde enfant devient capable d’aimer et donc conscient de la vie ?

Année 01

Depuis plusieurs années, le wonderboy d’Hollywood Steven Spielberg s’entretenait fréquemment par téléphone avec Kubrick. En cinéastes visionnaires aux antipodes de la production cinématographique (au cœur d’Hollywood Spielberg est capable de faire un ou deux films par an, totalement indépendant il faut parfois 10 ans à Kubrick pour en faire un seul) les deux hommes parlaient de leurs projets respectifs. Une relation de travail forcément de haut niveau. Spielberg savait que Kubrick travaillait sur A.I., ce dernier l’interrogeait d’ailleurs souvent sur l’avancée des technologies numériques que le metteur en scène de Jurassic Park maîtrise depuis des années. Malgré leurs différences, les deux hommes se respectaient. Quand Stanley Kubrick est mort juste après la sortie de Eyes Wide Shut en 1999, Steven Spielberg a eu l’audace, l’humilité et l’affection de faire le film de Kubrick en suivant les nombreuses notes de travail du « maître » perfectionniste. Adoubé par Christiane, la femme du cinéaste culte, et par le producteur habituel de Kubrick, Jan Harlan, Steven Spielberg bouscule son calendrier et, en cinéaste surdoué, s’arrange pour sortir le film en 2001, année éminemment symbolique dans l’œuvre de Kubrick.

Un film à double face

C’est donc un drôle de film que le spectateur averti découvre avec A.I.. Un peu Spielberg, beaucoup Kubrick, on cherche les traces de l’un et de l’autre dans les 146 minutes du film. Et, tel le robot et l’humain cherchant dans un miroir à distinguer le vrai du faux, le film A.I. est un miroir à double face, une mise en abîme confondante où forme et sujet se rejoignent. Qui est le vrai metteur en scène finalement ? Kubrick ou Spielberg ? Le maître décédé ou l’élève vivant ? Le cinéaste glacial (Full Metal Jacket) déshumanisé (2001 : L’Odyssée de l’Espace) souvent accusé de misanthropie (Barry Lyndon), ou le metteur en scène humaniste (La Liste de Schindler), spécialiste des émotions larmoyantes (Always) ? Qui est le véritable être artificiel du film : l’androïde enfant en quête d’humanité ou l’homme replié sur son chagrin et mort aux nouvelles émotions ? Le film dénonce la schizophrénie chronique de l’humanité et porte en lui-même le symptôme de sa propre folie. En ce sens, A.I. est bien un film de Kubrick, sorte de rêve futuriste qui décale la réalité pour mieux la révéler. Jamais un film de Spielberg, pas même Rencontres du 3e Type, n’a donné autant à penser. Le spectateur sort de la salle en critiquant telle séquence, en questionnant tel parti pris Spielbergien, en se racontant tel décor invraisemblable, en réfléchissant c’est sûr.

Famille artificielle

Evidemment, le débat éthique sur le bien fondé de créer un être synthétique au service de l’homme est vite posé pour, heureusement, être aussitôt dépassé. La société décrite dans le film fabrique des androïdes presque humain à la chaîne, le sujet commence quand on réussit à fabriquer un être capable d’émotion, un enfant programmé pour aimer. Dès lors, sans concession, ni même jugement, le regard neuf du jeune garçon va révéler au spectateur les limites de l’humain. Et c’est en rejetant les soit disant limites fonctionnelles de l’enfant de synthèse que la famille adoptive d’humains touche le fond corrompu d’une humanité émotive et irrationnelle. Au passage, la cellule familiale si encensée par Spielberg lui-même dans tous ses films, se fait salement égratigner sans en avoir l’air.

Geppetto Kubrick a-t-il programmé Spielberg ?

Les robots sonnent vrais, les humains sont faux, la vie spontanée et aveugle se laisse porter jusqu’à la mort, le préfabriqué prend son destin en mains et devient une lueur d’espoir pour l’humanité, pour la vie dans son essence. Les humains sont programmés, on ne sait par quel dieu idiot, pour faire des bêtises divines. Les androïdes, eux, programmés par des hommes, n’aspirent qu’à une chose, devenir humain. Et si le message du film semble trop lourd et trop appuyé au premier plan (du tout premier jusqu’au tout dernier d’ailleurs), il cache en fait une multitude d’alertes. Nous en retiendrons deux…
0) C’est l’esprit, la volonté, la capacité à rêver, à espérer, la flamme (l’âme dirons les religieux) qui fait l’humain, et non sa chair.
1) Quand les avatars virtuels sortiront de nos écrans de jeux il faudra vite apprendre à les comprendre, à les aimer, non pas dans la crainte de les détruire, mais dans le risque de nous mutiler nous mêmes. Par ignorance.

François (Pinocchio) Bliss de la Boissière

(Publié en septembre 2001 sur Overgame)

Sources d’inspiration pour Kubrick : Les aventures de Pinocchio par Carlo Lorenzini (dit C. Collidi) [1883] – Supertoys Last All Summer Long par Brian W. Aldiss – Les androides rêvent-ils de moutons électrique [1968] par Philip K. Dick…
Sources d’inspirations pour Spielberg : Stanley Kubrick – Rencontres du 3e Type – E.T. – Blade Runner…

Note.
Dire que les intellos rock des respectables Inrockuptibles ont évacué le film en quelques phrases assassines en dit long sur l’incompréhension et la distance qui sépare l’intelligentsia du paysage virtuel qui nous hante jour et nuit, nous les joueurs. Nous sommes à la frontière du réel, les joueurs et les concepteurs de jeux sont même les éclaireurs du monde virtuel. A.I. a le mérite de donner corps à un monde pour l’instant intangible qui ne manquera pas de se concrétiser. Un siècle ou l’autre.
Dommage que la culture installée se contente pour juger les jeux vidéo et la porte ouverte par Kubrick et Spielberg, de clichés, de pensées toutes faites et même de raccourcis intellectuels. L’intelligence artificielle balbutiante est notre lot quotidien, demain elle concernera tout le monde. Kubrick et Spielberg nous donnent quelques clés pour comprendre ce mystère, il serait peut-être temps que le débat gagne toutes les couches de la population. Quant au film A.I., l’enfant du couple improbable Kubrick dans l’au-delà et Spielberg dans le présent mériterait largement d’être décrypté.


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