La pratique du jeu vidéo s’apparente fort à l’apprentissage d’un futur virtuel indéfini mais de plus en plus inexorable. Prothèses malhabiles d’hier, les claviers, souris, joypads et stylets sont-ils autre chose que des mains tendues entre le monde virtuel et l’homme ?
Sommes-nous génétiquement codifiés pour l’au-delà virtuel ? Infatigable et inconscient explorateur, l’homme du XXIe siècle touche presque du doigt l’espace digital encore planqué derrière la vitre. À tel point que la place – la géolocalisation – du réel peut être remise en question comme jamais depuis la révolution copernicienne et les Lumières. Une nouvelle théorie signée du physicien Nikodem Poplawski laisse entendre que notre univers existerait à l’intérieur d’un Trou Noir installé dans un autre méga univers. Ce que l’homme observe autour de lui ne serait que la fille, le rejeton anecdotique, d’un univers Mère. Un au-delà cosmique pour toujours inaccessible qui expliquerait, à coups de torsions spatio-temporelles, notre perception forcément subjective du temps et de la matière. À moins que le monde mathématique en phase de gélification numérique accélérée depuis 20 ans ne permette à l’homme de perméabiliser les deux univers.
Les enfants : l’inconscient cognitif
Si un enfant de 2, 3 ou 4 ans passe devant un écran où un jeu vidéo est en train de se déployer, il se mettra en arrêt comme un chien de chasse ayant aperçu son gibier. Il suffit de lui montrer la manette, la souris ou le stylet tenu entre les mains de l’adulte puis ce qui se passe dans l’écran pour que, instinctivement, le gamin y saisisse une relation de cause à effet. Il semble moins découvrir les principes de l’interactivité que les reconnaître. Un inconscient cognitif s’éveille en lui et déclenche une familiarité, une prédisposition, voire un savoir-faire, quasi préenregistré. Qu’on lui glisse une manette entre les mains et très vite elle lui deviendra indispensable. Au point de déclencher une frustration primale s’il ne parvient pas à manipuler ce qui se passe à l’écran. Dans un foyer où les jeux vidéo sur consoles ou PC sont accessibles, la poussée de l’instinct de jeu électronique est aussi forte chez un enfant que celle de vouloir marcher tout seul. Depuis qu’il existe, le jeu vidéo s’est installé sans ménagement en tête de liste des outils prioritaires de conquêtes d’autonomie et de puissance de l’enfant. Celui-ci donne l’impression de développer au contact des jeux vidéo une potentialité larvée, comme si, une fois déclenché, un marqueur de départ ouvrait une porte vers un infini. Les enfants savent-ils quelque chose que les adultes ignorent et qui émerge aujourd’hui ? Sont-ils préprogrammés, avons-nous toujours été programmés pour le jeu vidéo, ou plutôt pour les mondes virtuels auxquels ceux-ci nous préparent en passant par le divertissement ?
Papa : réalité augmentée et pénétrée
De Tron à Matrix, toujours, de Harcèlement, où Michael Douglas visite en 1994 le vault d’une entreprise avec un gant virtuel, à Minority Report en 2002, du combattant virtuel d’arcade de The Last Star Fighter, recruté par les E.T. dès 1984, à l’armée réelle couchée dans des simulateurs de Clones (Surrogates) en 2009, voilà longtemps déjà que le spectateur se projette de l’autre côté du miroir argentique dans un monde simulé. Une fatale attraction qui va jusqu’à tolérer d’insupportables intermédiaires mécaniques. Dans les salles d’arcade de Piccadilly Circus, les premiers casques de réalité virtuelle ont créé l’attraction pendant des années malgré leur inconfort et leurs effets discutables. Les grossiers cabinets de simulation automobile ou de ski animent encore les salles d’arcade pourtant ringardisées par l’irruption intimiste du virtuel dans les foyers. Depuis le début il est inconsciemment question de chercher un passage, de justifier une juxtaposition entre les mondes physiques tangibles et immatériels projetés par les ordinateurs. Toujours à la recherche de puissance, la relation fonctionne encore sur le mode du coït. Mais là où l’homme croit voir une réalité augmentée, celle-ci serait plutôt pénétrée. Monde tangible, monde dématérialisé, qui sait qui fonde l’autre ?
Maman : langage des signes
Après la course à la puissance, l’évolution de l’informatique passe désormais par ses mutations ergonomiques. Un chemin déjà défriché par le jeu vidéo dont le succès a toujours dépendu des capacités évolutives de ses manettes. Mais les interfaces judicieuses d’hier révèlent de plus en plus vite leur obsolescence. À l’heure du touché et des effleurements tactiles sur les « Magic » Track Pad, Mouse ou vitres les plus transparentes possibles d’appareils mobiles aux surfaces lisses presque invisibles, les célèbres manettes de jeu multiboutonneuses et autres claviers perforés et souris à roulettes révèlent brusquement leur incongruité. Comme à bord des caravelles du XVe siècle ou des fusées du XXe, la découverte et l’abordage du nouveau monde se sont placés sous les signes habituels de la masculinité qui domine : écrans verticaux dressés devant l’utilisateur, joysticks simulateurs de pouvoir et de maîtrise. Aujourd’hui ils disparaissent au profit d’interfaces horizontales, planes et pacifiques. La discussion engagée par la force entre l’homme et la machine devient négociation et diplomatie interactive féminine. La machine alors s’efface et révèle sa vraie nature de portail vers l’autre monde.
1 ou 0 : l’origine de l’homme
Avant de savoir écrire, un môme peut compléter n’importe quel jeu Nintendo avec un stylet sur console DS. Un symptôme marquant de l’élan constitutif et peut-être vital de l’homme vers le virtuel. S’il réfléchissait encore au XXIe siècle, Schopenhauer entendrait-il dans les appels des sirènes des mondes virtuels un prolongement de la Volonté dans la nature ? Le Surhomme réclamé par Nietzsche ne trouve-t-il pas enfin son développement dans la conquête du virtuel ? Au lendemain de l’ère industrielle on pouvait imaginer, comme Jules Vernes, Philip K. Dick, ou James Cameron, que l’homme (cyber) mécanique succéderait à l’homme biologique, que la biosphère chère à James Lovelock accoucherait sans dommage d’une high-technosphère (cf Connected people 2.0). Depuis la naissance de l’intelligence artificielle puis de l’espace virtuel, la technosphère, l’esquisse d’un monde cybernétique gibsonien bâtard, se réduit à son tour à une étape vers une nouvelle mutation vaguement identifiée par les projections de l’esprit numérique. Le nouvel horizon du darwinisme ou de l’évolution créatrice de Bergson devra mélanger ADN, 0 et 1. Quand la Chapelle Sixtine sera entièrement numérisée, que voudra signifier le doigt de Dieu tendu vers Adam qu’a peint Michel-Ange ? Quand le sage désigne la lune, l’idiot regarde le doigt, dit le proverbe. Que fait l’homme quand il valide, clic, appuie, touche et effleure les outils numériques sinon se familiariser de façon rudimentaire avec une nouvelle condition humaine.
François Bliss de la Boissière
(Publié en juin 2011 dans Chronic’art)