HEAVY RAIN : En quête d’hauteur

En 2008, l’existence risquée de Mirror’s Edge dans un contexte jeu vidéo au fond très conservateur avait conduit à militer pour son audace et à le qualifier de « jeu indispensable ». Heavy Rain fait partie des jeux de cette trempe. Que l’on aime ou pas, ou plutôt, que l’on saisisse ou pas ce qu’il veut véhiculer ou transformer dans le jeu vidéo, il devait exister et son message interactif doit être encouragé.

Heavy Rain

Comme son jeu à mi parcours du loisir interactif et du spectacle cinématographique, son auteur David Cage avance sur le fil du rasoir. Aimer le médium jeu vidéo au point de vouloir le transformer contre lui-même et les attentes d’un public à la passion fébrile, et donc de dénoncer ses limites, relève de l’exercice kamikaze. Un simple critique habitué au pilori public numérique le sait déjà. Embarqué dans le même diagnostique, un « créateur » de jeu comme Cage a le mérite d’aller plus loin et de jouer sa chemise et quatre ans de sa vie pour le démontrer. Il concrétise sa critique théorique avec une proposition interactive qui porte en elle le message. Comme un dessin ou une musique, un jeu vidéo peut valoir tous les discours. L’atypie d’Heavy Rain par rapport aux habitudes du jeu vidéo montre par l’exemple ce qu’il est possible d’imaginer. Oui, hurle chaque goutte de pluie d’Heavy Rain, il est autorisé de faire un jeu au rythme tranquille, sans hystérie gratuite, sans obligation de répéter ad vitam nauseam les mêmes gestes, sans combos, sans game over. Le message passe très vite au cerveau et dans les doigts du joueur quand il rate trois fois de suite le geste demandé pour aider la compagne du premier personnage à porter les commissions au début de l’histoire. L’épouse se détourne naturellement de son mari en soupirant de sa maladresse, et le joueur de se retrouver, comme le personnage virtuel, piteux de ne pas avoir réussi ce minimum de galanterie. Dans un ensemble assez bien équilibré de conventions stéréotypées de la vie de tous les jours, de mise en scène entre cinéma et télé réalité, et de respiration sonore et musicale qui surjoue ce que les personnages de polygones ne peuvent encore tout à fait exprimer, Heavy Rain arrive à entrainer le joueur, au sens large, sur un territoire qu’il n’a pas encore visité.

Héritages

Exorcisons les reproches faciles. Bien sûr les histoires à choix multiples existent au moins depuis Dragon’s Lair, les QTE depuis Shenmue, puis Resident Evil 4, et les QTE combos depuis God of War. Évidemment, les pulsions sanguines de la musique à la Se7en, les typos flottantes dans le décor du générique façon Panic Room, puis l’obsession serial killer, font planer l’ombre de David Fincher sur nombre d’éléments cinématographiques d’Heavy Rain. Du côté jeu, la mélancolie et le voyage introspectif des pères et maris de Silent Hill 1 et 2 à la recherche de leur fille ou de leur femme ont aussi beaucoup marqué l’auteur. Jusqu’à la contemplation désolée du reflet dans le miroir… Et Heavy Rain, ses splits screens, ses étranges demandes d’action en temps réel descendent de Fahrenheit, le précédent jeu de Quantic Dream. Les emprunts se voient, et alors ? Cage se dédouane avec une lapalissade. Tout art découle des précédents, le cinéma a emprunté au théâtre, à la photographie… Le jeu vidéo a le droit d’emprunter à ses prédécesseurs. Les enfants miment les parents jusqu’à trouver leur propre personnalité. En tant que moyen d’expression le jeu vidéo étant toujours dans l’adolescence, quoi de plus naturel. La difficulté dans un projet ambitieux comme Heavy Rain étant évidemment de trouver la bonne distance entre influences culturelles constitutives et citations trop littérales. Une observation fragmentaire à la loupe du jeu peut révéler de nombreux copiés/collés mais pris comme un tout, Heavy Rain est bel et bien une entité pleine, autonome, et artistiquement légitime.

Jouer avec

Heavy Rain joue donc à faire du cinéma. Mais contrairement aux interminables et lourdingues impositions de cinématiques non interactives d’un Metal Gear Solid, voire même les Assassin’s Creed, le jeu n’immobilise pas le joueur. Il y a, de fait, des moments où l’histoire avance toute seule, sans intervention tactile du joueur. Mais le savoir-faire du jeu et la qualité interne de son rythme font passer inaperçus ces courts moments là. Car la réussite de la réalisation tient à la charge émotionnelle que le joueur finit progressivement par accumuler. Il devient presque aussi indispensable, voire plus, de savoir ce qu’il va se passer ensuite plutôt que de réussir la prochaine action. Et ce malgré de grosses ficelles mélodramatiques. Cage et son équipe ont trouvé un singulier milieu d’intérêt concerné entre passivité et interaction. L’inaction se vit bien parce qu’elle reste porteuse d’intensité. De son côté, et sans que l’on ressente un va et vient artificiel, l’interactivité qui provoque volontairement des ratages, s’accepte parce qu’elle enchaine toujours sur un morceau d’histoire cohérent et des comportements humains relativement crédibles au sein de la fiction.

Pause et pose

Contrairement à un film qui entraine le spectateur dans son inexorable emballement, le jeu vidéo permet à son utilisateur, un peu comme un lecteur de bande dessinée, de choisir son rythme sans interrompre le programme, sa « magie ». Les protagonistes d’Heavy Rain peuvent à volonté regarder par la fenêtre, s’assoir et réfléchir. Avec une caméra toujours instable induisant, selon les situations et l’interprétation subjective, curiosité, paranoïa ou empathie, à travers les regards imaginaires d’un voyeur, d’un espion hors champ ou, plus pénétrant encore, d’un méta point de vue plus ou moins objectif, on regarde ici les personnages penser. Hérésie pour les adeptes du jeu vidéo frénétique de naissance, avancée culturelle pour ceux qui ont vu dans le lointain Myst et ses suites une fusion exceptionnelle du récit explicite et implicite grâce à ses touches interactives chirurgicales.

Abstractions interactives

Les audaces conceptuelles et tactiles d’Heavy Rain brillent autant parce qu’elles font exploser plusieurs bulles de conventions du jeu vidéo prisonnier de lui-même. Bien amenées, des situations ordinaires comme se raser sans se couper, faire cuire une omelette pour une invitée en détresse, regarder un petit garçon triste faire ses devoirs, ou essayer en vain de le distraire en l’entrainant vers la balançoire ou un manège, peuvent générer plus d’intensité dramatique que tous les affrontements intergalactiques. La fascination provoquée par les énormes gros plans des visages animés en guise de salle d’attente entre deux chapitres ne s’épuise pas avant la fin de l’aventure parce qu’ils imposent une humanité troublante derrière leur étrangeté polygonale. Comme les séries TV US modernes, la narration chapitrée ose les ellipses de façon à laisser des moments en suspens, des petits trous narratifs qui occupent et déconcertent le joueur malgré lui. C’est grâce à cela que les énigmes puzzles plus ou moins bateau des enquêtes croisées se vivent avant tout à travers le parcours émotionnel des uns et des autres et non le déroulé arithmétique des indices. Le rébus général cherche au fond le diagramme d’un damier émotionnel. En attendant, sans doute, de trouver un échiquier plus complexe et subtil.

Le final cut moebius

Les rares scènes d’action violente où un personnage peut vraiment mourir au sein de l’histoire, et ne plus appartenir au récit qui va continuer, génèrent de fascinantes et inédites émotions. Le jeu touchant là de nouvelles strates psycho-cognitives, l’impact sur le participant ne sera pas décryptable du jour au lendemain. David Cage a beau rationnaliser à longueur d’interviews, il y a évidemment ici des choix de game design, de situations et de déclinaisons narratives qui relèvent plus de l’instinct que de la raison. Long à s’afficher parce que enregistrant le parcours singulier du joueur à travers l’histoire, le superbe et malin générique final, alors personnalisé, affiche d’une manière énergique des bribes de récit non croisés par le joueur. Une incitation futée à revivre l’aventure qui vaut bien tous les scores chiffrés du monde. Petit frère d’Avatar sur bien des points – avancées techniques et performance capture en première ligne – à moins d’un miracle, Heavy Rain, ne changera pas du jour au lendemain l’industrie du jeu vidéo comme le film de James Cameron vient de bousculer le monde du cinéma. Mais il a le potentiel de changer le regard que le monde porte sur le jeu vidéo. À chacun sa révolution.

François Bliss de la Boissière

 


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Le vrai moteur du jeu vidéo : une créativité déchaînée

En ce début 2010, joueurs ou observateurs attentifs peuvent prendre la pleine mesure d’un loisir interactif habité par une vitalité créative peu commune. Coup sur coup, dans des registres bien différents, le Bayonetta japonais, le Bioshock 2 américain, le Mass Effect 2 canadien et le Heavy Rain français déploient un savoir faire et une puissance d’évocation exceptionnelles. Le jeu vidéo a encore beaucoup à dire au-delà de son agitation. IMMERSIONS…

Heavy Rain Quantic Dream

Si, d’un point de vue économique, l’industrie du jeu vidéo fléchit à son tour et oblige les leaders du secteur à se réorganiser, le nerf de la guerre du jeu vidéo, c’est à dire son intarissable puits de créativité, continue d’alimenter en créatine un grand corps, en surface, un peu malade mais en réalité habité par une fièvre de jeunesse. Car du haut de sa trentaine d’années, les toussotements chroniques du jeu vidéo ne sont que les symptômes d’une crise de croissance toujours en cours. Même s’il inonde le marché de productions techniquement abouties et vient concurrencer les loisirs déjà en place, le jeu vidéo est encore et toujours à l’école. Il se cherche encore une vocation, un but, voire même un genre. Depuis la révélation de la Wii et de la DS, le jeu vidéo ne sait par exemple plus s’il est masculin ou féminin, adulte ou infantile, distraction ou service, défouloir ou éducatif. En trois ans à peine, le jeu vidéo déjà sans définition a embrouillé ses repères socioculturels, ses quelques certitudes commerciales. Les services marketings en perdent leur latin d’HEC. Le rayon jeu vidéo désormais occupé par une population familiale touristique, les gamers se sont vus requalifiés en hardcore gamers. Un terme peu flatteur, entre geek asocial et passionné obsessionnel et, au bout de l’étiquette, amateurs de jeux violents. Insaisissables en dehors de la culture jeu elle-même, les trois plus gros succès contemporains que sont World of Warcraft, Grand Theft Auto IV, Call of Duty : Modern Warfare 2 confortent ce statut de bande à part. Pourtant, même s’il semble parfois en voie de disparition, c’est dans ce vivier de productions visant encore les gamers traditionnels que le jeu vidéo exploite tout son potentiel technique et artistique.

Élites de masses

Les quatre jeux qui sortent du lot en ce début d’année appartiennent à cette dernière catégorie. Fondamentalement, parce qu’ils demandent un effort conséquent et font appel à un ensemble de conventions, ils ne sont lisibles et préhensibles que par les hardcore gamers. Dans un mélange flamboyant de technologies interactives et d’irruptions artistiques ils brillent pourtant au-delà du cercle d’initiés. Au premier abord le film Avatar de James Cameron s’adresse lui aussi à une population de geeks nourrie de S-F et de cybermonde. Et pourtant, sans renier son fond, le film a réussi à toucher la planète entière. Le jeu vidéo porte aussi ce potentiel et la formule qui le fera passer de phénomène réservé à spectacle universel ne dépend plus maintenant que d’un bon concours de circonstances, ou d’une approche inédite.

Heavy Rain, enfin une éclaircie

Le français David Cage (Fahrenheit) en est si convaincu qu’il a mis pendant quatre ans toute son énergie à créer un Heavy Rain à mi chemin du jeu vidéo et du cinéma susceptible de réunir les deux publics. Le suspens narratif de l’instant comme de l’ensemble, le montage et le jeu sérieux des acteurs légitiment le récit et happent même le spectateur passif. Manette en mains, les sollicitations interactives inhabituellement distillées créent un lien nouveau entre le joueur et les différents personnages qu’il contrôle à tour de rôle. Derrière le rideau de pluie d’Heavy Rain se cache à peine un auteur qui cherche à faire grandir le joueur en lui imposant une palette d’émotions, simpliste dans un film, mais inusitée dans un jeu vidéo. Du début à la fin l’expérience Heavy Rain ne ressemble à aucune autre et réussit dans le jeu vidéo, ce qu’Avatar a réussi dans le cinéma : ouvrir un nouvel horizon, émotionnel pour l’un, technologique pour l’autre.

Bayonetta, jeu vidéo fractal

Fou, hystérique, porteur de sa propre hybridation, le Bayonetta du créatif japonais Hideki Kamiya (Devil May Cry, Okami…) vient lui aussi donner des leçons. Jeu de combat morphant en jeu de danse, ou l’inverse, croulant sous les idées visuelles, Bayonetta joue au moins triple jeu. Il donne à jouer aux forcenés de la manette tout en se moquant de sa propre dynamique. Ivres d’eux-mêmes, polymorphes, le système de jeu et son héroïne sexy castratrice s’étranglent et s’étouffent sous les giclées de matières virtuelles. Le jeu absorbe tous les fondamentaux du beat’em all et du hack’n slash pour les recracher en un mash-up interactif qui ne laisse aucune place à un descendant. Esthète et vulgaire, volontairement incorrigible, Bayonetta provoque et irrite autant qu’il épate et affirme. L’excès vaut ici commentaire sur le médium qui lui donne vie. Au point de, peut-être, entériner la fin d’un cycle créatif d’une scène japonaise en mal de renouvellement.

Bioshock 2, Mass Effect 2, les mots pour le dire

Quand le jeu vidéo s’est mis à parler, le pire était à entendre. Malgré le gigantisme de leurs constructions architecturales, une cité engloutie sous l’océan dans l’un, des citadelles dans l’espace pour l’autre, les deux énormes suites aux premiers Bioshock et Mass Effect s’entretiennent par le verbe. Est-ce parce qu’ils se promènent enfermés dans des carapaces protectrices devenus caissons d’isolation sensoriel officieux – un scaphandre Jules Vernien pour le « Big Daddy » de l’un, une armure high-tech pour le commandant de vaisseau spatial de l’autre – que les héros de Bioshock et Mass Effect doivent suivre leur histoire à travers autant de messages audio off ? Quelles que soient les séquences d’action, le jeu brut ici ne se suffit ainsi plus à lui-même. Il se cherche un sens, un contexte. Il veut épaissir le joueur, lui greffer son encyclopaedia universalis passée et présente. Le joueur ne joue plus pour le présent ou la satisfaction immédiate. L’héritage qu’on lui impose l’oblige à jouer pour le futur. La magnificence visuelle et les mécaniques interactives sophistiquées des deux jeux pourraient suffire à contenter, y compris la violence toujours fantasmagorique de Bioshock. Mais non, les auteurs croient tellement en leurs univers qu’ils s’obligent à le rendre cohérent au-delà même de l’horizon accessible par le joueur. 80% actif, souvent forcé à l’écoute, le joueur devient invité d’un monde qui existe sans lui. Et le respect s’impose en parallèle aux moments de silences contemplatifs offerts.

Muet d’admiration

En 2010 le jeu vidéo va se réinventer un nouveau cycle, de nouveaux hardwares (DSi 2 sans doute, iPad sûrement…), de nouvelles façons de jouer (Arc, Natal…), ou tout simplement d’interagir (3D relief). En 2010 les regards et les médias se tourneront vers la matérialisation de ces nouvelles activités, vers ces expressions externalisées. Mais l’essence du jeu vidéo, son indéchiffrable phénoménologie virtuelle, son foisonnement créatif, sont à chercher et à vivre dans l’écran. Car le jeu vidéo est avant tout un voyage intérieur. Au moment où, pour cause de flottements économiques, acteurs et joueurs ne savent plus très bien où et comment se joue le jeu vidéo, Bayonetta, Bioshock 2, Mass Effect 2 et Heavy Rain remettent l’essentiel au cœur des enjeux. Le talent, l’ambition et l’envie contagieuse des auteurs. Quatre blockbusters qui réussissent à marier expression artistique et gros budgets. Et laissent la place aux expériences plus franchement arty comme les étonnantes Mésaventures de P.B. Winterbottom. Un jeu de plate-forme/réflexion en noir et blanc dans l’esprit burlesque et esthétique des films muets du début du XXe siècle. On reste sans voix.

François Bliss de la Boissière

(Publié le 23 février 2010 sur Electron Libre)

 


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BONUS STAGE : Entretien Stéphane Natkin… jeux vidéo, art, game design, Nietzsche, etc.

Parce qu’il s’active en amont de la création commerciale du jeu vidéo quand il dirige l’ENJMIN, une des rares écoles du jeu vidéo, ou en aval quand il organise des conférences (la prochaine dès demain 17 février) s’adressant aux universitaires où interviennent créateurs et théoriciens du jeu vidéo, Stéphane Natkin reste peu connu du public amateur de jeu vidéo. Hyper actif, auteur de plusieurs publications scientifiques et du livre Jeux et Media au XXIe siècle, son rôle pivot à mi chemin entre ceux de la création pure et ceux des institutions qu’il représente (CNAM, CNC…) lui donne forcément un regard singulier et transversal.
Il nous a accordé un long entretien en décembre 2009 publié en plusieurs épisodes ici et là, où ont été abordés les jeux transmédia, l’écosystème perfectible du jeu vidéo, et les rapports avec la classe politique. Un autre chapitre de cet entretien est actuellement lisible dans le dernier numéro du trimestriel AMUSEMENT sur le thème du cinéma et des jeux vidéo. Nous publions ici un ultime élément de cette conversation autour, cette fois, des liens troubles qu’entretiennent le jeu vidéo et l’art. Ce à quoi s’ajoutent quelques petits secrets théoriques de la création du jeu vidéo.

Stéphane Natkin

Bliss : Vous avez été responsable d’une galerie d’art contemporain pendant un moment (Galerie Natkin-Berta) où vous présentiez des travaux d’art plastique, d’art vidéo et des installations d’art numérique…

Stéphane Natkin : Oui, c’est par là que je suis arrivé au jeu vidéo. En 2001, ce n’était pas rentable, quand je n’ai plus eu d’argent, j’ai arrêté (rires).

Bliss : Les œuvres d’art contemporain faisant appel au jeu vidéo que l’on croise à Beaubourg ou ailleurs détournent certains codes du jeu vidéo mais négligent totalement le principe qualitatif même du jeu vidéo, à savoir : l’interactivité. Un jeu Doom sur grand écran à pratiquer avec ses pieds à partir d’un tapis de danse Konami, c’est drôle 2 minutes mais cela réduit le jeu vidéo au lieu de l’augmenter. Idem pour le travail d’un artiste consistant à faire tourner en boucle vidéo, donc sans interaction, les morts de Lara Croft, à partir des jeux connus, par les gamers, pour être mauvais. Cela donne l’impression que les milieux artistiques eux-mêmes ne comprennent pas l’essence du jeu vidéo et ne le saisissent qu’à partir de leur représentation la plus superficielle ou de leur détournement et non d’une manière fibreuse. Sans être détourné ni moqué, le jeu Echochrome pourrait revendiquer une place permanente au Palais de Tokyo de Paris pour représenter le jeu vidéo… Comment interprétez-vous ces deux postures ?

Stéphane Natkin : Dans le premier cas vous parlez de plasticiens qui font des œuvres d’art plastique à propos du jeu vidéo. Comme en faisait Nam June Paik à partir de l’univers de la vidéo lors de sa première période. Il s’agit donc d’art plastique, et non du jeu vidéo. D’autre part, il existe un certain nombre de jeux vidéo qui sont à mon avis des œuvres d’art. Ce ne sont pas des œuvres d’art plastique mais elles portent une esthétique qui leur est propre : l’esthétique de l’interaction, de l’expérience interactive qui est apportée aux joueurs, dans son unicité. Au moment où les codes de cette esthétique commenceront à être reconnus, il y aura une mémoire… L’identification sociale d’un art émerge quand on commence à comprendre un certain nombre de codes esthétiques, qu’il y a des commentateurs, des critiques, etc. Et, en parallèle il faut une mémoire de ces codes esthétiques. Si on dit que le cœur du jeu vidéo (ce qui n’est pas tout à fait mon point de vue) c’est le gameplay, il faudrait qu’il y ait des gens qui disent « ce gameplay là se joue se cette façon, il fait donc évoluer ceci ou cela… » Là, nous rentrerions dans l’identification du jeu vidéo lui-même, comme un média porteur d’une forme d’art. Cela n’a donc rien à voir avec un plasticien qui monte une installation utilisant des éléments de jeux vidéo. Moi je fais la séparation. J’ai vu des œuvres d’art plastique à propos du jeu vidéo qui n’étaient pas tout à fait inintéressantes mais je n’ai jamais considéré que c’était du jeu vidéo. Prenons l’exemple du groupe français « Kolkoze » qui à un moment donné a créé toute une série d’installations, un univers virtuel où les collectionneurs pouvaient reproduire l’ensemble de leur collection, leurs tableaux par exemple, dans un mode de Doom. On pouvait y faire exploser son Picasso (rires) ! Je pense qu’il va y avoir des gens qui vont produire des œuvres d’art interactives de plus en plus intéressantes. Et qui seront des œuvres d’art prennant leur essence dans ce qui constitue l’identité du jeu vidéo, c’est l’implication du joueur et l’expérience qui est apportée par le jeu. Mais c’est encore un peu tôt.

Bliss : Dans la série d’entretiens Iwata Asks que publie Nintendo en ligne, Miyamoto explique une théorie appliquée dès le premier jeu Mario, Donkey Kong en l’occurrence. À savoir qu’il suffit d’apprendre au joueur une action simple, sauter par exemple, puis, un moment plus tard, une autre action simple, grimper, et, ensuite, de lui demander de faire ces deux mêmes actions simples simultanément ! Et là, devant la soudaine difficulté, parce que le cerveau du joueur a enregistré qu’il savait faire chacune des actions, celui-ci est persuadé qu’il peut réussir le double geste. À partir de là, harponné sans le savoir, il va persister à essayer de réussir sans s’ennuyer et avec l’intime conviction que c’est à sa portée. La compulsion de continuer à jouer est ainsi créée ! Est-ce que vous enseignez des choses comme ça à l’ENJMIN ?

Stéphane Natkin : Oui, bien sûr. Il y a une théorie qu’on enseigne maintenant dans toutes les écoles de jeux vidéo, qui se nomme la théorie du flot. Elle consiste à maintenir le joueur entre un état où il s’ennuie, parce que c’est trop simple, et un état où il n’y arrive pas et se décourage parce que c’est trop compliqué. On apprend à construire un jeu à partir de ça. On prend des éléments de gameplay, idéalement, paramétrables, un ou deux degrés de difficulté par exemple. Serge Hascoët (directeur de la création chez Ubisoft, ndr) en donne un exemple simple : une balle de papier à jeter dans une corbeille dont il suffit de modifier la taille de la corbeille par rapport à la balle de papier pour rendre l’exercice plus ou moins difficile. On prend ensuite un certain nombre d’options, et on met en place des mécanismes de combinaison. On apprend alors aux gens à envoyer quelque chose, à un moment précis, comme dans Guitar Hero. Puis ensuite on les oblige à l’envoyer dans la corbeille au moment où se produit l’événement. Donc on construit un système de difficulté croissante qui fonctionne par petits paliers, pour que les gens arrivent à franchir chacune des difficultés, sans se décourager, mais en ayant la sensation que c’est grâce à eux-mêmes ! Jesper Juul est un théoricien qui a écrit une œuvre géniale sur cette notion là (professeur d’art à l’University Game Center de New York, ndr). Il est venu donner une conférence à l’ENJMIN en janvier dernier. Il a appelé cet ensemble de mécanismes « le sac des stratégies ». Il explique que, à un moment donné, on a fait apprendre au joueur un « sac de stratégies ». Il sait que quand il rencontre un gros monstre vert, un coup de poing et un coup de pied élimineront le monstre vert. Il en voit un 2e, idem, il y arrive, c’est magnifique. Et puis on lui envoie un gros monstre rose. Et là, quand il essaye le coup de pied et le coup de poing, ça ne marche plus ! Mais quelque part, on lui a fait comprendre que s’il insistait, s’il donnait un 2e coup de pied, ça va à nouveau fonctionner avec le monstre rose. Il le fait, et là, il est tout content, parce qu’il se dit, mince, qu’est-ce que je suis fort, j’ai réussi à trouver la solution. L’exemple vaut pour les jeux solos. Et l’ensemble de ce processus, moi je vous le dis, c’est un processus nietzschéen. C’est le développement d’une sensation de puissance. Parce que le joueur a la sensation d’être dans un univers libre, et que grâce à son intelligence – c’est un des mécanismes d’implication du jeu – il trouve toujours le moyen de s’en sortir, contrairement à ce qui se passe dans la vie réelle. D’où le développement d’une jouissance, d’une sensation de puissance qui est un des moteurs essentiels de la construction d’un jeu vidéo.

François Bliss de la Boissière

(Entretien publié en février 2010)
 


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Les jeux musicaux ont perdu le sens du rythme

Rien ne va plus. Tel un soufflet monté trop haut, le business des jeux musicaux, en orbite depuis 2005 et le succès colossal de Guitar Hero, revient sur terre. Les revenus de l’ensemble des jeux musicaux auraient réduit de 46 % en 2009. Le temps des remises en question et d’une nouvelle chanson est venu. REGARDS…

Rockband Beatles

Il y a peu, des groupes comme Aerosmith, qui avait eu droit à une édition dédiée de Guitar Hero, se réjouissaient du succès du jeu vidéo qui leur permettait de toucher désormais plus de public que leurs propres albums. Oui, les revenus des jeux musicaux puisant allègrement dans le catalogue rock de ces 30 dernières années ont permis de remettre de l’argent presque frais dans le circuit de la musique. Au point que certains ont vu dans cette nouvelle vague de jeux au succès inattendu et foudroyant malgré les prix de ventes élevés liés, notamment, aux accessoires indispensables (guitares, batteries, micros…), un sauveur potentiel de l’industrie musicale. C’était sans compter sur la volatilité du jeu vidéo, son exceptionnelle capacité d’emballement intimement liée à celle de s’essouffler. Depuis son origine, le jeu vidéo a une faculté de renouvellement à peu près inédite. Une capacité à attraper et exploiter les tendances, voire d’en créer, à grande vitesse. Mais sur le principe même de la blessure fondatrice du premier âge d’or des années 1980 suivi par un crash au moins aussi spectaculaire que l’explosion de la bulle internet des années 2000, le jeu vidéo fonce toujours en frôlant le gouffre. Le jeu vidéo musical achève ainsi son cercle vertueux vers le succès en se tassant d’une manière tout aussi spectaculaire, en très peu de temps. La faute, avant tout, à une saturation du marché provoquée par les 2 pourvoyeurs de jeux de rythme musicaux. Après avoir encaissé tous les dividendes du succès, Activision et Electronic Arts remettent en question leur business modèle. Sur un petit air déjà entendu.

Activision tuning

Devant le n°2 Electronic Arts mais finalement sur ses traces, Activision-Blizzard vient à son tour d’annoncer des réductions d’effectifs. Où, selon le vocabulaire corporate, des « réalignements de ressources ». 200 personnes seraient concernées. D’après les indéchiffrables calculs comptables et boursiers, les 15 millions d’exemplaires vendus estimés et le milliard de dollars de recettes de Call of Duty : Modern Warfare 2 (l’équivalent des recettes générées par toute l’industrie du jeu vidéo en octobre) et le 1,56 milliard de recettes totales du groupe ne suffisent apparemment pas à compenser la branche jeux vidéo musicaux qui aurait perdu 286 millions de dollars au dernier trimestre 2009, soit 4 fois plus qu’en 2008. Plusieurs studios internes de développement vont ainsi être soit sérieusement réorientés ou totalement fermés (Radical Entertainment – aux effectifs déjà réduits depuis la fusion Vivendi-Activision, Luxoflux, Underground Develoment…). Parmi les victimes directes ou collatérales, 50 personnes sur 170 de l’équipe de Neversoft responsable des jeux de skateboards à l’enseigne Tony Hawk et du développement des jeux Guitar Hero depuis qu’Activision a récupéré la franchise. Le développement des prochains jeux Guitar Hero pourraient être confiés au studio Vicarious Visions déjà ouvrier des versions Wii et DS. Acquis en 2006 avec la franchise Guitar Hero, RedOctane, l’éditeur historique des premiers Guitar Hero et concepteur physique des fameuses fausses guitares serait lui totalement fermé. Un symbole lourd.

C’est la même chanson….

Stratégie générique, déjà entendue du côté d’Electronic Arts, énoncée par le CEO d’Activision Michael Griffith qui s’attend à un ralentissement encore plus conséquent du jeu musical : « moins de titres à destination d’une plus large audience ». Activision sortira ainsi seulement 2 jeux musicaux en 2010, contre 7 en 2009 (répartis en 25 versions selon les plateformes !) : un Guitar Hero, et un DJ Hero 2 appelé à faire ses preuves après un lancement trop timide en 2009. Versions PlayStation 2 cette fois omises, et versions iPhone (iPad ?) au contraire prévues. Le spin-off Band Hero à la sélection musicale plus grand public lancé en fin d’année 2009 n’aura donc pas de suite immédiate, voire pas du tout.

Viacom met Rock Band sur la sellette

Cela aurait dû aller de soi dès le début, et pourtant, ce n’est qu’à l’annonce de résultats à la baisse de 5 % en 2009 de la branche média et networks de Viacom que représentent notamment MTV Games et le studio Harmonix (acheté pour 175 millions de dollars en 2006 et qui développe les jeux Rock Band après avoir inventé le concept Guitar Hero revendu à Activision), dans un contexte jeu vidéo lui-même à la baisse en 2009, que le CEO de Viacom, Philippe Dauman, réévalue la situation. Il explique ainsi à ses investisseurs que, malgré le milliard de dollars engrangé par la franchise, la société va réduire les coûts structurels associés aux jeux Rock Band, se concentrer plutôt sur le software que sur le hardware (les accessoires, guitares etc…) et être sélective avec les morceaux musicaux retenus, en fonction de leur coût d’achat. Et de réclamer l’assistance de l’industrie de la musique dans ce processus d’évolution. Un bon sens que l’on croyait déjà un minimum appliqué justement du côté Rock Band, plus raisonnable en terme de sorties, plus précieux dans ses offres musicales (voir le Rock Band : Beatles) et en général plus chic que son concurrent Guitar Hero, mais tout aussi orgiaque en terme de sorties (5 à 6 titres chacun en 2009 rien qu’à destination des consoles de salon, tous territoires confondus). Viacom affirme pour l’instant qu’Electronic Arts va continuer à distribuer ses Rock Band. Mais le contrat arrive à terme et, à la surprise de la distribution, EA n’a listé aucun titre Rock Band pour 2010, surtout qu’un Green Day : Rock Band avait été précédemment annoncé. Rien ne dit alors qu’Electronic Arts, aussi à la recherche d’économie, ne préfère pas faire l’impasse et cesser de jouer à qui perd gagne avec son double rival Activision et Guitar Hero. Des renégociations de contrat sont toutefois probablement plus à l’ordre du jour.

Choral

Tout n’est évidemment pas joué. La réorganisation, la « phase de transition » et non le « déclin » du secteur, fait suite à une courbe ascensionnelle sans précédent qui ne pouvait raisonnablement durer. Surtout surexploitée ainsi. Avec un peu de chance et de raison, c’est à dire en arrêtant d’inonder le marché de jeux copiés/collés, ce marché là cherche peut-être tout simplement un point d’équilibre, un rythme troquant l’hystérie collective des premières années au profit d’un calendrier de publication plus mature, plus posé. Même si elles ne furent pas aussi spectaculaires que prévues, les deux avancées proposées par la jolie version 100 % Beatles de Rock Band (1,7 millions vendus) d’un côté, et la nouvelle perspective ouverte par un DJ Hero troquant la guitare pour la platine de DJ fin 2009 ont ouvert de nouvelles pistes.

Trop gourmande, l’industrie du jeu vidéo se cogne déjà aux plafonds de la rentabilité des jeux musicaux, et découvre, après l’industrie du disque, qu’il y a des limites à la musicexploitation que même le numérique ne saurait tolérer. La musique, elle, reste plus que jamais au cœur des mœurs, et du quotidien des jeunes en particulier. Quels que soient les modes d’écoutes, officiels ou clandestins, passifs ou interactifs. L’annonce ce week-end de la sortie imminente d’un pack de 5 chansons du « King of Soul » Otis Redding sur un Rock Band Network Music Store évoluant vers une plateforme ouverte à des contributions musicales autonomes, indépendantes ou amateurs, rappelle que tant que la musique continuera de s’adresser à l’âme, elle continuera de se propager en l’homme comme un bon virus, bien au delà du business modèle du jour.

François Bliss de la Boissière

(Publié le 15 février 2010 sur Electron Libre)

 


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Philippe Sauze : « Les politiques n’ont jamais véritablement reconnu le jeu vidéo comme quelque chose d’important. »

Le Directeur Général d’Electronic Arts France défend les nouveaux choix éditoriaux à risques de son catalogue de jeux, avoue les difficultés de réussir sur consoles Nintendo et revient, quand on lui demande, sur la critique déplacée de la norme PEGI par Nadine Morano. Les politiques passent et leur ignorance du jeu vidéo reste chronique. INTERVIEW 2/2…

Philippe Sauze

Bliss : Avec l’annonce récente de la relance de la franchise Medal of Honor qui choisit l’Afghanistan comme glissant terrain de jeu on a encore l’impression, après la nudité de The Saboteur, que l’Electronic Arts qu’on a connu plus sage lorsqu’il était leader de l’industrie se retrouve beaucoup plus provocateur depuis qu’il est en deuxième place des éditeurs derrière Activision-Blizzard. Est-ce une posture nécessaire pour se faire remarquer ?

Philippe Sauze (directeur EA France) : Mais non ! Quand on était trop propre on nous reprochait de l’être trop, quand on était n°1, on nous reprochait d’être arrogant. Quand aujourd’hui on a un soupçon de polémique qui n’est même pas forcément voulu, on nous reproche de l’être. C’est une orientation qui a d’abord été prise par le studio. Nous avons mis la série Medal of Honor en sommeil et on s’est aperçu à travers les sondages que les gamers attendaient son retour à un moment ou à un autre. Alors évidemment nous ne sommes pas inconscient. L’Afghanistan est un sujet un peu délicat dans lequel on se doit d’être très attentif. On ne veut pas mélanger les genres. On n’a pas une volonté de prises de position ou d’opinions par rapport à un conflit actuel. Premier point. Deuxième point, je voudrais revenir sur ce qui a fait la force des FPS comme Medal of Honor. Quand la série a connu le succès, la tendance du genre était plutôt la Seconde guerre mondiale. Le Call of Duty : Modern Warfare 2 d’Activision (dont l’action se déroule pendant des guerres fictionnelles contemporaines, ndr) a ouvert une nouvelle tendance. Vous savez très bien qu’on surfe aussi sur les tendances, on fait tous ça. Surf, skate, musique, tout le monde y va… Avec Medal of Honor, nous essayons de coller à la tendance. Mais nous n’avons aucune volonté de polémique derrière le jeu. On essaie juste de répondre à l’attente des joueurs avec des jeux de qualité, c’est tout.

Bliss : La Wii semble poser un problème de positionnement à pas mal d’éditeurs, comme EA avec Dead Space : Extraction, qui découvrent que les jeux dits matures ne s’y vendent pas et forcent à développer des jeux casuals spécialement dédiés aux consoles Nintendo. Blockbusters sur consoles high-tech, jeux casuals sur consoles Nintendo, social gaming en ligne…, EA peut tout piloter en parallèle et au même niveau ?

Philippe Sauze : Nous avons toujours eu une stratégie multi plateforme et il faut l’assumer. Maintenant, il faut l’optimiser. On s’est aperçu que lancer trop de produits tue le produit. Nous n’avions pas le temps, comme on dit, « d’engineer » le produit, de le « fabriquer ». On a raté le démarrage Wii au début, mais nous y sommes revenus en mai 2009 avec trois produits forts, Grand Chelem Tennis, Harry Potter et EA Sports Active. Et nous avons vu que nous étions capables de prendre des parts de marché. Cela étant dit, sur la Nintendo nous n’aurons jamais les mêmes parts de marché que sur PlayStation ou sur Xbox. Parce que la politique de Nintendo c’est d’abord de développer ses propres productions. Ce qui est normal. Si vous analysez son historique, souvenez-vous du nombre de journalistes et de distributeurs qui donnaient Nintendo pour mort depuis la Nintendo 64. Nintendo ne mourra jamais parce qu’ils s’auto suffisent. Ils ont les consoles qu’il faut, avec les jeux qu’il faut. Nintendo n’avait pas une politique d’éditeurs tiers avant la DS et la Wii comme Sony en avait développée une avec la PlayStation depuis 1995. Ce n’est effectivement pas simple de rentrer sur ce marché Nintendo très orienté Nintendo.

Bliss : Vous avez été président du SELL et vous avez travaillé à l’élaboration de la norme PEGI (classification des jeux par âges recommandés). Que pensez-vous de la critique déplacée de Nadine Morano à propos de l’utilité du PEGI et de la réaction bouillante de Jean-Claude Larue, le porte-parole des éditeurs ?

Philippe Sauze : Pendant mes trois années de présidence du SELL je peux dire que les politiques n’ont jamais véritablement reconnu le jeu vidéo comme quelque chose d’important. Il a fallu œuvrer avec les membres du conseil d’administration et Jean-Claude Larue pour faire reconnaître le monde du jeu vidéo. À partir de là, le jeu vidéo a toujours voulu être volontaire et prendre ses responsabilités. C’est quelque chose que j’ai senti dès 1995 quand j’ai rejoint cette industrie. Il y a plusieurs volontés dans le jeu vidéo. D’abord celle d’installer ce marché qui, quand même, vient de loin. Et pèse aujourd’hui en France près de 2,7 milliards d’euro, deuxième marché derrière le livre ! Ce marché là se doit d’être régulé. Et le jeu vidéo a tout de suite identifié que nous aurions un moyen d’être connu et reconnu vis à vis des pouvoirs publics avec l’installation d’un système de contrôle, d’auto contrôle qui s’appelle PEGI. Et au niveau européen nous avons eu la chance de pouvoir, ensemble, mettre en place ce système d’information aux joueurs et aux parents. La problématique c’est qu’on a installé PEGI au niveau européen, mais qu’au niveau local, national, les politiques, qui sont très loin du jeu vidéo, qui ne connaissent les jeux vidéo que par les faits divers, tirent des boulets rouges sur cette activité qui leur pose problème. Sauf que, derrière, le marché du jeu vidéo est organisé. Et ils découvrent aujourd’hui PEGI. Alors, comme dans tous les domaines, chaque gouvernement voudrait revendiquer une petite partie de chaque mesure qui est prise. Et après c’est au tour de chaque ministre qui passe… « PEGI, pas PEGI, ah mais il nous faudrait quelque chose en plus en France »… Le système d’autocontrôle PEGI a été décidé avec la conseillère européenne Viviane Reding. À partir de là, PEGI a une légitimité européenne et, de fait, une légitimité nationale. On s’est mis tous d’accord au niveau des pays européens ! Donc Nadine Morano… En plus, je ne voudrais pas faire de polémique mais franchement on a vu une photo de Nadine Morano chez elle dans un média où ses enfants jouaient avec un jeu dont nous connaissons le nom (GTA IV, ndr) qui est un jeu + 18 ans… Jean-Claude Larue a réagi de façon violente mais, sincèrement, sa réaction a été saine parce que ça fait des années que cela dure. Encore une fois. La norme PEGI est européenne, a été validée par Bruxelles. Il n’y a pas beaucoup de systèmes européens qui fonctionnent, celui-ci fonctionne sur toute l’Europe.

Bliss : Comment se présentent les rapports avec le nouveau ministre de la culture ?

Philippe Sauze : Jean-Claude Larue et Georges Fornay (PDG de Sony Computer Entertainment France et actuel président du SELL, ndr) ont rencontré Frédéric Mitterrand. Ça se présente bien mais, comme à chaque fois, il faut qu’on réexplique notre histoire.

INTERVIEW Philippe Sauze 1/2 : « On n’a pas su faire ce qu’Ubisoft a très bien fait avec Assassin’s Creed 1. »

Propos recueillis par François Bliss de la Boissière

(Publié le 5 février 2010 sur Electron Libre)

 


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Philippe Sauze : « On n’a pas su faire ce qu’Ubisoft a très bien fait avec Assassin’s Creed 1. »

Alors qu’une lourde restructuration mondiale de l’éditeur américain de jeux vidéo Electronic Arts est en cours, le Directeur Général de la branche française évoque une mutation nécessaire pour mieux optimiser ses ressources. Quant aux provocations plus ou moins originales de quelques uns des derniers titres de son catalogue, Philippe Sauze les minimise. La polémique ne serait que dans le regard des médias. INTERVIEW 1/2…

Philippe Sauze

Bliss : Le lancement du jeu The Saboteur en décembre dernier s’est accompagné d’un procédé inédit consistant en un patch à télécharger gratuitement dès le jeu acheté, puis payant plus tard,… et qui dénude presque totalement les danseuses de cabaret du jeu. C’était volontaire de prendre le risque de provoquer une réaction médiatique, en plus pendant la période de Noël ?

Philippe Sauze (directeur EA France) : Electronic Arts n’a pas nécessairement la volonté d’être polémique tout le temps contrairement à certains confrères. On peut voir ça de la façon que vous évoquez, médiatique, mais nous n’avons pas du tout vu ça sous cet angle. Grâce à ce système de patch il est possible d’éviter la nudité. Pour vraiment éviter les dérapages, rassurer les parents. Nous avons plutôt voulu instaurer un système de protection original contre le piratage et de protection vis à vis de l’enfant par rapport au vice qu’il y a dans le jeu (le jeu est officiellement recommandé aux + 18 ans, ndr). En terme d’initiative commerciale nous avons trouvé intelligente cette démarche développée par le studio de création.

Bliss : Le studio Pandemic à l’origine de The Saboteur a été fermé au moment même de la sortie du jeu. N’est-ce pas un peu politiquement incorrect ?

Philippe Sauze : Parfois la date de sortie des jeux peut être choisie, et parfois pas. Là c’est effectivement tombé au moment où Pandemic fermait. Je vous laisserai juge par rapport à ça mais, comme nous l’avons annoncé, nous avons lancé une grande restructuration de l’ordre de 1500 personnes. Cette restructuration a trois objectifs. On nous a reproché dans le passé de faire trop de jeux dont la qualité n’était pas à la hauteur de certains autres éditeurs. Là, notre premier objectif consiste à faire le chemin inverse : moins de quantité, donc moins de jeux, mais plus de qualité. Cela implique de plus gros investissements sur moins de titres avec plus de potentiel. Le deuxième objectif consiste à vendre des jeux et des services en ligne. Nous voulons vraiment toucher le consommateur en direct avec les jeux en ligne. Nous allons continuer d’investir parce que ce créneau là nécessite des ressources financières importantes. Ensuite, nous allons essayer d’optimiser nos dépenses et d’améliorer notre profitabilité. Nous sommes un groupe côté en bourse et ce troisième aspect est nécessaire. Comme pour toute entreprise, cotée en bourse ou pas cotée. Ce troisième objectif, dépense et amélioration de profitabilité, a cette fois impacté toutes les divisions d’Electronic Arts. Les 1500 personnes concernent toutes les divisions, le publishing mais aussi les studios où il y a eu des réorganisations, des redéploiements d’équipes et des fermetures.

Bliss : Il y a quand même eu quelques licenciements nets, notamment au studio Pandemic justement. Et en France ?

Philippe Sauze : Nous ne sommes pas appelés à commenter ça. Je dépasse un tout petit peu mon cadre pour vous donner une position générale et vous expliquer que nous avons d’abord cherché à optimiser nos équipes et, également, nos outils. Nous avions une tendance à développer des programmes d’intelligences artificielles studio par studio. Dorénavant nos studios vont partager ces ressources. C’est nécessaire et c’est ce que font déjà nos concurrents. Nous étions un peu dispersés de ce côté là. Concernant Pandemic en particulier, nous avons étudié tous nos studios, et évalué les caractéristiques de Pandemic. Mais il n’y avait pas matière aujourd’hui à les replacer ailleurs, et certains membres de l’équipe n’avaient pas nécessairement une volonté de continuer. Je ne peux pas aller beaucoup plus loin. La restructuration n’a pas d’impact sur toute la région dont je m’occupe, c’est à dire la France, le Benelux, l’Italie, l’Espagne et le Portugal.

Bliss : Le recentrage évoqué par vous et John Riccitiello, CEO monde d’Electronic Arts, autour de jeux de « qualité » sous-entend qu’EA n’aurait pas développé de tels jeux alors qu’au contraire, depuis quelques années, les productions EA montent en qualité. Mais, en revanche, la réussite commerciale n’est pas forcément au rendez-vous. Comment expliquez-vous ça ?

Philippe Sauze : Merci de le remarquer. Nous pensons pourtant avoir été trop loin dans la nouveauté. Nous n’avions ainsi pas l’habitude de lancer autant de titres sur une période donnée. Les équipes de distribution n’ont pas le temps de marketer le produit et de le vendre correctement. Il y a maintenant des périodes cruciales dans le jeu vidéo qui se dégagent de plus en plus clairement. Quand les blockbusters arrivent en novembre, ils raflent la mise. On le voit avec Mario, avec Assassin’s Creed… Ensuite, pour connaître le succès, ces titres là demandent d’être construits d’un point de vue marketing. Désolé, le gamer n’aime peut-être pas entendre ça, une fois qu’on a la qualité du produit il faut le faire savoir à l’aide du marketing. Et je pense qu’avec Mirror’s Edge (sorti fin 2008, ndr), qui est un très bon titre qui me tient à cœur, si on fait notre autocritique, on se rend compte qu’on n’a pas su faire ce qu’Ubisoft a très bien fait avec Assassin’s Creed 1. Ils ont créé un produit de A à Z et, en parallèle, ils l’ont créé aussi dans l’univers gamer. Nous n’avons pas su faire ça.

Bliss : Vous pensez donc agir dans ce sens là ?

Philippe Sauze : Nous allons agir dans deux directions. La qualité des jeux, et le marketing. Jusqu’à présent nous avions un savoir faire marketing. On savait prendre le temps, etc, mais on n’agissait pas assez sur la qualité. John (Riccitiello, ndr) a dit, et il a raison, il faut d’abord penser à la qualité produit. Au prix où sont les jeux aujourd’hui, on ne peut plus présenter au consommateur des produits au contenu moyen. C’est pour ça que plus de 14 de nos jeux ont dépassé les 85 % sur Metacritic (agrégateur de critiques notées des jeux, films, musiques…) l’année dernière. Metacritic est devenu un véritable vecteur pour nous. Mais ça ne suffit pas. Derrière, il faut l’appui marketing. Nous allons maintenir, voire augmenter le budget de développement des jeux et, comme nous aurons moins de titres à promouvoir, ils profiteront d’un marketing plus important.

Bliss : Le rachat de la société Playfish, spécialisée en jeux sociaux en ligne, au moment de la restructuration d’EA, par exemple, semble indiquer un redéploiement de ressources vers le développement de jeux dits casuals en ligne. Vous confirmez ?

Philippe Sauze : Non pas du tout. L’acquisition de Playfish répond à notre orientation prise dans le domaine on line. Les réseaux sociaux devenant tellement importants, voir le poids aujourd’hui de Facebook, il était nécessaire d’être présent dans le réseau social gaming. Mais ça n’a rien à voir avec le reste de notre production et nos produits package goods. Je crois qu’il ne faut pas tout mélanger.

Entretien Philippe Sauze 2e partie : « Les politiques n’ont jamais véritablement reconnu le jeu vidéo comme quelque chose d’important. »

Propos recueillis par François Bliss de la Boissière

(Publié le 3 février 2010 sur Electron Libre)

 


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