OFF RECORD : Avec ou sans bug ? (entretien développeur anonyme)

Sous promesse d’anonymat, un développeur francophone nous révèle les coulisses de la fabrication d’un jeu vidéo. Si le folklore et la désorganisation étaient de mise il y a encore une petite dizaine d’années, l’avènement des jeux blockbusters à gros budget a obligé les équipes de développement à se structurer. Horaires de fous, commandes intenables, le pire semble derrière eux.

Anonymous (DR)

Bliss : Quelle est votre fonction exacte ?

Développeur anonyme  : Je suis programmeur de jeux vidéo pour un gros studio… Si je donne plus de précision, comme la liste de jeux sur lesquels j’ai travaillé, mes collègues vont vite deviner de qui il s’agit. Je peux vous dire que je travaille sur des moyennes et des grosses productions depuis pas mal d’années.

Bliss : Justement, le mode de fonctionnement a changé dans la façon de réaliser un jeu ? Il parait qu’on travaille beaucoup dans le jeu vidéo, qu’on frôle l’esclavage volontaire…

Développeur anonyme  : Les choses vont quand même nettement mieux qu’avant, les équipes se sont vraiment professionnalisées. Les plannings sont devenus beaucoup plus réalistes et réalisables sans avoir recours à des horaires monstrueux. Ce n’était pas (mais alors vraiment pas) le cas il y a encore quelques années. À la fin des années 90, par exemple, nous étions amenés à faire des portages de jeux PC sur consoles (PlayStation, Dreamcast et même PS2) en quelques mois. Cela nous obligeait à faire des heures supplémentaires de dingue. J’ai connu plusieurs projets où on travaillait plus de 14H par jour, tous les jours, samedi compris, souvent même le dimanche et ce, pendant plusieurs mois ! Ces 3-4 dernières années, l’expérience aidant, tout s’est énormément structuré, et vraiment en bien ! C’était obligatoire pour passer de projets à 30 personnes à des projets qui vont jusqu’à 100/150. Sur des grosses productions récentes, j’ai à peine travaillé quelques samedis, c’est dire si cela s’est amélioré !

Bliss : Le « crunch mode » existe vraiment ? C’est aussi horrible que le dit la légende ?

Développeur anonyme  : Oui ça existe. Généralement juste avant la sortie du jeu (pendant les semaines de debug final). Horrible ? Oui et non. On fait évidemment beaucoup d’heures supplémentaires durant ces quelques semaines de finalisation du jeu. On est débordé par les bugs à corriger, on tente d’en éliminer un maximum… On finit tard le soir, on bosse les samedis, on mange des pizzas à son bureau pendant qu’on continue de debugger… Mais quelques semaines de crunch sur un projet de deux ans ou plus, c’est tout à fait acceptable, même si sur le moment, c’est effectivement un peu dur.

Bliss : Les salaires sont-ils proportionnés aux budgets des jeux sur lesquels vous travaillez ?

Développeur anonyme  : Clairement : Non ! Le salaire dépend de la fonction, de l’ancienneté et éventuellement de la performance. Mais aucun lien avec le budget. On peut compter parfois sur un petit intéressement et quelques primes. Pas de quoi rouler en Ferrari (Certains développeurs à succès américains – David Perry, John Carmack – roulent ouvertement en Ferrari, ndr).

Bliss : À quelques rares exceptions, les gens qui travaillent sur les jeux vidéo sont peu connus, pourquoi ?

Développeur anonyme  : Tout comme au cinéma : on ne connait bien souvent que le réalisateur. L’éclairagiste, le caméraman, le preneur de son, pratiquement tout le monde s’en fiche. Dans le jeu vidéo, certains ont la communication plus « facile » que d’autres, autant que ça serve.

Bliss : N’y a-t-il pas des tensions-compétitions entre les équipes, parfois internationnales, travaillant sur un même jeu ? Certaines équipes ne cherchent-elles pas à tirer la couverture à elles au détriment des autres ?

Développeur anonyme  : Très honnêtement, pas tant que ça. Ça arrive bien sûr, mais c’est relativement rare. Et j’ajouterai que les programmeurs sont plutôt les mieux lotis en fait. Il y a beaucoup moins de mécontentement chez nous que chez les game designers, level designers, ou même graphistes, par exemple. Nous sommes moins au cœur de la conception des jeux qu’eux. Et puis, en travaillant principalement sur des jeux à gros budget on a moins à se plaindre.

Bliss : On entend dire que la réalisation de démos jouables pour tel ou tel salon ou pour téléchargement (PC, XBL, PSN…) peut coûter très cher en temps, ressource, budget ? Qu’en est-il ?

Développeur anonyme  : La réalisation d’une démo jouable impose de terminer (par exemple) un niveau en entier et de le debugger et de finaliser beaucoup de choses… Ça occasionne souvent une petite période de crunch avant le vrai crunch. Généralement, ça n’est pas une perte puisque le niveau terminé se retrouve de toute façon dans le jeu final, et les bugs corrigés à cette occasion ne seront (en principe) plus à corriger. Il y a bien évidemment des petits développements annexes qui ne servent qu’à la démo, mais ça reste assez limité.

Bliss :  Quand la version dite « preview » d’un jeu est mal reçue par la critique, cela change-t-il quelque chose au développement ?

Développeur anonyme  : Tout dépend de la date de la preview. La plupart étant faites quelques semaines avant la sortie du jeu elles sont bien souvent publiées alors que le jeu est déjà presque debuggé voire même en train d’être pressé. Donc évidemment, toute critique, même juste, passe forcement à la trappe (à moins d’un patch). On fait tout pour anticiper les éventuelles critiques, et souvent, au moment de la preview, certains de ces problèmes sont déjà corrigés parce que les phases de debugging continuent en interne alors même que la preview est en circulation.

Bliss :  Qui décide quand un jeu est terminé et qu’il est prêt à sortir dans le commerce ? Le réalisateur du jeu ? L’éditeur ? Le service marketing ?

Développeur anonyme  : C’est un tout. On tente de valider le plus tôt possible le cœur du jeu en lui-même. Si celui-ci ne tient pas la route, hors de question de le sortir. Beaucoup de tests sont effectués. On fait, par exemple, régulièrement tester le jeu à des panels de consommateurs, en les questionnant ensuite sur leurs impressions, etc. Une date de sortie est fixée. Mais si quelques mois avant la fin du projet on se rend compte qu’on ne pourra jamais finir à temps sans dégrader la qualité, on repousse la date de sortie ou on augmente la taille de l’équipe.

Bliss : Comment de très grosses productions développées pendant plusieurs années sortent dans le commerce avec visiblement des bugs ou des éléments non terminés ?

Développeur anonyme  : La raison est assez simple : le manque de temps. Les dates de sortie sont fixées assez longtemps à l’avance pour diverses raisons logistiques. Il faut réserver une période pour la fabrication des jeux, pour la mise en place dans les magasins, les publicités qui doivent accompagner la sortie et qui perdraient énormément en efficacité si elles passaient alors que le jeu n’est pas sorti. Tout cela fait que l’on est forcé de corriger les bugs par ordre d’importance. Comme au cinéma : une faute de raccord (un verre vide, puis plein dans le plan juste après) on la laisse passer ; une scène qu’on ne peut pas terminer à temps ou parce qu’on n’a pas le budget : on la coupe au montage (pareil pour certains niveaux dans un jeu, il n’est pas rare d’en supprimer un en cours de production pour des questions de temps, ou de faisabilité). Le but étant de ne laisser que des bugs mineurs (un personnage qui ne réagit pas une fois sur cent, une texture qui clignote, un objet qui disparait un peu trop vite, un petit bug sonore) et/ou qui ne seront rencontrés que très très rarement. Évidemment, s’il reste des bugs importants, hors de question de sortir le jeu car cela nuirait trop à la réputation du jeu et de ses développeurs. Il s’agit alors de trouver le bon compromis sur ce qui est acceptable ou non.

Bliss : Malgré les efforts évoqués, il y a quand même de grosses productions qui sortent avec des défauts techniques. La faute à qui ?

Développeur anonyme  : Tout dépend de la volonté de l’éditeur. Sortir un jeu bancal et buggé est quand même très risqué. C’est bien pour cela que beaucoup de jeux sont repoussés : pour s’assurer d’un bon niveau de qualité.
Malgré tout, avec une date de sortie imposée par les engagements pris avec le marketing, certains développeurs n’hésitent pas à sortir le jeu quand même, en s’attaquant à un patch correctif avant même la sortie du jeu. Alors oui, quelque part c’est dommage, mais c’est comme ça, du moins pour les grosses productions. Ceci dit, il arrive aussi que des bugs inédits apparaissent une fois le jeu sorti car, et c’est logique, même une équipe de 100 testeurs ne peut rivaliser avec des dizaines de milliers de joueurs. Et bien souvent, même si un nombre très restreint de personnes relève un bug, avec Internet, ça prend des proportions assez importantes.

Propos recueillis en 2008 par François Bliss de la Boissière

(Publié en 2008 dans Amusement #1)

(Note : si l’anonyme en question passe par cette page et souhaite que l’on réintroduise son nom, qu’il fasse signe, il doit y avoir prescription…)

 


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Screenanalysis : Mirror’s Edge

Sans aucune information technique à l’écran et un personnage principal nommé Faith, Mirror’s Edge compte sur la « foi » et le bon sens du joueur pour qu’il s’oriente dans un espace 3D virtuel. Comme en vrai ?

Mirrors Edge screen 01 chiffré

Les jeux d’action privilégient désormais le dépouillement à l’écran. L’absence d’indications encourage l’immersion. Jeu acrobatique jamais tenté, Mirror’s Edge franchit le pas subjectif jusqu’au bout. Le corps de l’héroïne (Faith) n’existe que hors champ. Les bras et les jambes apparaissent à l’écran quand ils agissent directement avec le décor. Mixant les expériences de jeu libre à la Assassin’s Creed, ou le prochain Prototype, avec des acrobaties à la Tomb Raider ou Uncharted, l’héroïne évolue librement sur les toits des gratte-ciels d’une ville moderne. La couleur bleue (1) des immeubles a double fonction : donner un aspect singulier high-tech au jeu et permettre au joueur de repérer aisément les éléments, eux rouges, avec lesquels il peut interagir (2). Ainsi, le personnage s’apprête ici à franchir le vide séparant deux immeubles en empruntant une sorte de poutre rouge immanquable (3). Le flouté périphérique de l’image (4) accentue l’effet de vertige que le joueur doit ressentir ainsi, sans doute, que la vitesse de déplacement. Les mouvements des bras tout à coup visibles doivent faciliter la prise d’équilibre. Comme la chaussure rouge (5), la mitaine rouge de la main droite (6) signale qu’elle sera privilégiée pour interagir avec les éléments du décor de la même couleur. Avec intelligence, l’audace conceptuelle de ce jeu de plate-forme nouvelle génération se signale avec un style visuel à la fois fonctionnel et capable de transcender le photoréalisme trop ordinaire.

François Bliss de la Boissière

(Publié en 2008 dans Amusement #1)

 


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Screenanalysis : LittleBigPlanet

Chaque nouvelle apparition de l’intriguant LittleBigPlanet dévoile de nouveaux délires, des fonctionnalités créatives et funs, des trouvailles graphiques et un humour visuel persistant.

LBA_9_big chiffrés
La capture d’écran de jeu ci-dessus, par exemple, nous montre comment va fonctionner la construction partagée des décors, volumes et aplats. Réunis dans un même écran, chacun des 4 petits avatars (1), qui aura déjà été soigneusement habillé par chaque joueur, peut faire apparaître des menus au-dessus de lui pour sélectionner des objets à poser dans le décor (2). Une fois l’objet choisi, le petit personnage le place où il veut dans le décor. Tel un long bras souple, un faisceau lumineux permet de placer l’objet n’importe où, comme les fleurs ici ajoutées au sommet d’un arbre (3). Cette partie créative du jeu, collaborative en ligne et en temps réel, se voulant aussi libre que le jeu de plate-forme burlesque qui s’en suivra, on voit déjà (4) que la « décoration d’extérieur » n’est absolument pas obligée de respecter une quelconque nomenclature préétablie. Toutes sortes d’objets, de textures ou de symboles (5) sont à dispositions pour marquer le territoire. Participatif de l’édification des niveaux jusqu’à leur traversée, avec une charte graphique déclinant version photo réaliste celle, chic, infantile et irrévérencieuse du Yoshi’s Story de la Nintendo 64 (1997), LBA devrait offrir à chacun les outils suffisants pour libérer son imaginaire.

François Bliss de la Boissière

(Publié en 2008 dans Amusement #1)

 


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Screenanalysis : NEW YORK – NEW YORK

Ces deux écrans de jeux ne disent pas grand chose sur le détail du gameplay de GTA IV et Turning Point se déroulant tous deux à New York, mais dans les deux cas, le contexte est suffisamment fort pour créer une excitation anticipatrice dans l’esprit du joueur.

Grand Theft Auto IV

GTAIV ok chiffré

L’énorme succès commercial de la série des GTA ne nécessite pas forcément d’expliciter les éléments de gameplay déjà attendus. Il peut suffire comme ici de montrer le nouveau théâtre de jeu. L’Empire State Building et le Chrysler Building à l’arrière plan indique sans ambigüité que nous sommes à New York (1) et (2). Le regard direct dans l’objectif du personnage (3) annonce clairement son ambition et son sans-gêne ; sa longue moustache hors d’âge confirme un caractère pas commode (4), et son allure une origine ethnique pas forcément new-yorkaise. La vague impression de chantier naval ou de port nautique autour de lui (5) comme l’éclairage lever de soleil plutôt que couché (6) semble signaler qu’il s’agit là d’un nouvel arrivant dans la ville. Le building en construction (7) discrètement à l’arrière plan montre une ville encore en chantier où un destin peut encore s’édifier et l’american dream être saisi. L’espèce de grue oblique derrière le personnage évoque une insolente érection tout en semblant mettre entre ses mains une barre de fer menaçante (8). Toutes les symboliques d’agressivité, de virilité, de détermination, de volonté de conquête sont donc réunies, cette fois au cœur de la ville parmi toutes les villes, la porte d’entrée du « nouveau monde ». Le nom fictif de Liberty City adopté pour GTA n’aura jamais aussi bien habillé une ville dont l’arrivée par la mer se fait toujours devant la statue de la liberté.

Turning Point : Fall of Liberty

Turning Point screen chiffré

La destruction et les éléments mis en scène à l’arrière plan de cet écran de jeu laissent deviner un postulat original : l’invasion de l’Amérique par les Allemands dans les années 40. Même partiellement détruit, le design bien connu du sommet du Chrysler Building (1) signale sans ambigüité que nous sommes à New York et que la ville emblématique américaine s’effondre. Le taxi jaune tout aussi iconique et détruit (2) confirme le lieu et la crise en cours tandis que sa carrosserie rétro plante l’action dans les années 40-50. La présence d’un tank (3) avec un canon pointé dans l’axe du sommet de l’immeuble écroulé laisse savoir que la chute du gratte-ciel est due à une grosse artillerie militaire et non à un accident, tremblement de terre ou acte de terrorisme. Aux côtés du tank, le soldat au casque et à l’insigne rouge/noire évoquant l’armée allemande de la Seconde Guerre Mondiale (4) confirme alors qu’il s’agit d’une opération militaire et donc probablement d’une attaque de New York et, implicitement, d’une invasion du continent américain. L’arme pointée dans l’écran (5) signale qu’il s’agit là d’un FPS qui implique forcément une grosse dose d’immersion subjective. Les plus attentifs au détail remarqueront enfin que le design rétro de l’arme et le modèle gravé sur le canon datent bien l’action pendant la Seconde Guerre Mondiale (6). On peut également en déduire que le personnage interprété par le joueur a été pris de pris de court par l’attaque et s’est emparé d’une arme allemande pour se défendre et défendre la ville.

François Bliss de la Boissière

(Publié en 2008 dans Amusement #1)

 


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Souffre-douleur (Pain + Condemned 2)

En 30 ans le jeu vidéo est passé du casse-brique au cassage de gueule. Ce ne sont plus 5 pixels « invaders » qui volent en éclat mais les os, la chair, le sang. Quand ce n’est pas la psyché du gamer lui-même qui est prise en otage. Heureusement, au moment où la mise en scène radicale subjective de la douleur d’un Condemned 2 conduit à une impasse, elle trouve une expiation objective presque rassérénante dans le parodique et lucide Pain.

Pain

C’est probablement avec le premier Resident Evil (96) que la mesure de la violence sadique a été prise dans le jeu vidéo, à grande échelle. Quand Capcom a osé mettre en scène l’idée de pouvoir achever d’un coup de talon sanglant dans le crâne un zombie agonisant pitoyablement au sol, un nouvel horizon de cruauté s’est ouvert sans que l’on en saisisse à l’époque toute la portée. Au début des années 90 l’hémoglobine des finish moves de Mortal Kombat en salle d’arcade avait déjà ouvert la brèche dans l’excès et la vulgarité avec un photo réalisme hideux qui avait au moins le mérite de repousser les contraintes graphiques de l’époque. Aujourd’hui, la plupart des jeux d’action permettent d’achever cruellement un adversaire à terre. Dans la lignée de son prédécesseur sorti en 2005, lui-même inspiré par le brutal Kingpin : Life of Crime, rétrospectivement précurseur en 1999, Condemned 2 réussit à faire vivre en vue subjective cette violence organique extrême. Psychologiquement détruit depuis le premier épisode, le flic alcoolique à la dérive prend les coups dans sa chair autant qu’il les inflige aux autres. L’essentiel des combats qui jalonnent son enquête prétexte dans des squats ou des fabriques abandonnées de poupées se fait à coup de poings (américain), de barres de fer, de planches cloutées.

L’effroyable sauvagerie des assauts des drogués et autres humains déchus se règle au corps à corps. Improvisé à la volée ou sous l’impulsion de combos (QTE), les coups portés ou reçus au visage sont mis en scène avec un hyper réalisme vertigineux. Ce n’est pas le visuel de l’impact au contact qui compte, comme dans la simulation de boxe Fight Night Round 3, mais leur conséquence physique et émotionnelle : intégrité de tout le corps bousculée, perte de repère momentanée, démission temporaire des membres et des sens, incitation aux sentiments de rage panique réciproque… Le contexte nocturne morbide et trash, les éclairages et bruits furtifs et les ricanements valident hors champ la permanence de la folie meurtrière aveugle. Chaque rencontre corps-à-corps anticipée et crainte ne peut être qu’un affrontement à la vie à la mort. La violence graphique et vécue est telle que chaque mise à mort réussie, obligatoire, insuffle un soulagement dénué de tout remords. Comment sortir indemne de la crudité de cette orgie de violence interactive que l’on voudrait cathartique mais qui n’est que pornographique  ? Par l’humour…

À l’autre bout du spectre ludique et pourtant sur le même registre, le jeu Pain assume son sadomasochisme en tant que ressort unique et ludique de jeu. Au lieu de la faire endosser charnellement par le joueur, Pain objective la douleur et lui donne une distance physique et émotionnelle qui lui permet d’en rire. L’unique action du jeu consiste à projeter à l’aide d’une fronde géante un pauvre type, homme-canon victime volontaire, dans un carrefour urbain animé. Plus ou moins contrôlable pendant son vol plané, son corps doit heurter et détruire le plus d’éléments possibles du décor avant atterrissage. Un fois écrasé au sol il est même possible de provoquer d’ultimes soubresauts au corps désarticulé pour qu’il renverse un piéton distrait, se mette sur le trajet d’un véhicule, s’engouffre dans une bouche de métro où il ira rebondir sur une rame… Chaque impact réussi vaut des points et provoque des cris de douleurs hilarants. L’aspect cartoon, la double parodie burlesque de la recherche du score et de la douleur à infliger élève le modeste Pain (jeu à petit prix téléchargeable sur PSN) au statut de commentaire. Comme un dessin de presse se moquant de l’actualité du moment, Pain cristallise, caricature et s’amuse de ce qui fait trop sérieusement le nerf du jeu vidéo contemporain : la mise en scène répétée de la mort, et plus récemment, des douleurs et souffrances reçues et infligées.

Condemned 2 / Monolith / Sega / PC / Xbox 360 / PS3

Pain / PS3 en téléchargement / Idol Minds / Sony Computer

François Bliss de la Boissière

(Publié en 2008 dans Amusement #1)

 


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No More Heroes : Messages in a bottle

Les jeux à message existent-ils ? Quoiqu’il en soit, No More Heroes jette en pâture des messages en clair et subliminaux au gamer incrédule et réjouit. Plus rock que punk, ce jeu très Wii tape salutairement dans la fourmilière stéréotypée du jeu vidéo.

nomoreheroes

Après un décalé et culte Killer 7, l’auteur de No More Heroes se révèle un forcené du slogan, de la formule parfois signifiante, souvent gratuite comme un jeu de mot ou un bras d’honneur de passage. Goichi Suda se fait ainsi surnommer Suda51 (le chiffre 51 se prononce comme son prénom en japonais). Son studio de développement japonais Grass Hopper Manufacture s’invente trois formules sibyllines en guise d’éthique de travail et d’attitude : Punk’s Not Dead, Call and Response, Crush and Build… Télégraphiques, secondaires et inévitables, les dialogues du jeu balafrent l’écran comme des cut-up littéraires. Le titre No More Heroes véhicule lui-même un constat dont on ignore s’il s’applique au jeu, à l’industrie du jeu vidéo où à la société désabusée dans son ensemble. En adoptant le gameplay ville ouverte de la série GTA, No More Heroes confirme que le succès planétaire des gangsters de Rockstar a tué le héros pur et désintéressé. Travis Touchdown, la vedette de No More Heroes ressemble ainsi à un Elvis otaku, collectionneur de figurines et de VHS obscures, frimeur de rue, lunettes de soleil Sarkozy, col du blouson en cuir relevé, moto chopper excessive. Comme un gamer scotché au tableau des scores, il ne s’intéresse qu’à sa réputation.

Avec des missions de combats au sabre laser (pardon : « Beam Katana ») éparpillées dans la bourgade californienne de Santa Destroy, le punk revendiqué de No More Heroes s’amuse à désacraliser les conventions du jeu vidéo plutôt qu’à détruire les fondamentaux. Travis doit se soumettre à des petits jobs rigolos (ramasser des ordures, tondre des pelouses, servir de l’essence…) pour gagner de quoi s’inscrire à un championnat d’assassins aussi fanfarons et loufoques les uns que les autres. Loin des églises des RPG dont il emprunte les principes d’amélioration (armes, aptitudes…), le système de sauvegarde oblige Travis à se déculotter sur une cuvette de toilettes, bruit de la chasse d’eau en confirmation ! Comme aux tous débuts de l’émancipation de la BD francophone des années 70, la nouvelle liberté d’expression force le trait, la liberté immature s’exprime par des petites bêtises régressives, des fucks et des shits inutiles. Lubrique, Travis cherche ainsi à regarder sous les jupes de la provocante organisatrice de la compétition, une Sylvia Christel (!) dont l’agressivité sexuelle executive woman n’a rien à voir avec l’Emmanuelle lascive de Just Jaeckin.

Derrière tous ces réjouissants et sains délires adolescents se cache heureusement un gameplay vraiment solide enrichi par des dizaines de trouvailles (la Wiimote téléphone par exemple). Grâce à une économie de moyen qui ménage l’énergie du joueur tout en lui donnant vraiment l’impression d’être impliqué tactilement, la combinaison unique du couple Nunchuk et Wiimote de la Wii réussit des combats au sabre beaucoup plus excitants et tangibles que le raté Red Steel ou même que le trop prudent Zelda Twilight Princess. L’exploration libre du « héros », à pieds ou à moto, de la petite ville est fluide et digne d’un GTA provincial. Comme Killer 7 sur GameCube, No More Heroes cache les limites graphiques de la Wii derrière un habillage visuel brassant avec la même désinvolture BD, animations cell shading, pixel art, action painting et retrogaming. Un bouillonnement créatif, joyeusement bazar et culturellement incorrect trop rare pour être ignoré.

François Bliss de la Boissière

(Publié en 2008 dans Amusement #1)

 


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Why Play ? [Pourquoi jouer] ?

Le jeu vidéo est encore un formidable work in progress où toutes les intentions, trivialités et plaisirs se télescopent sans hiérarchie. Jouer pour les sensations ou la recherche du sens ? Telle peut être la question.

Why play (DR)

Sorti fin 2007, Super Mario Galaxy a remis l’essentiel du jeu vidéo au centre d’un débat qui n’avait plus lieu : le fun. Son grand maître d’œuvre et occasionnellement maître à penser Shigeru Miyamoto le revendique, le jeu vidéo doit être avant tout… fun. Même si la définition de fun peut s’interpréter de différentes manières, il suffit de jouer quelques minutes à ce Mario Galaxy sur Wii pour comprendre où le jeu et Miyamoto veulent en venir. Comprendre, comme saisir avec les mains et les doigts, les yeux et les oreilles, le cœur et même parfois l’âme, mais pas avec le cerveau.

[Tête en bas, au-dessus d’un mini trou noir, retenu sur un petit astéroïde par la gravitation, un moustachu en salopette se jette sans crainte dans le vide en poussant un cri joyeux… _Super Mario Galaxy, 2007].

Car ce plaisir, ce fun, provoqué par le lien interactif entre le joueur et ce qui se passe à l’écran appartient en propre au jeu vidéo et reste à ce jour largement inexpliqué, ou, plutôt, difficilement exprimable. Même si visiblement une entreprise comme Nintendo en a compris quelque chose d’essentiel puisque de la 2D pixélisée des origines à la complexe 3D d’aujourd’hui, toutes les grandes productions Nintendo (Mario, Zelda, Metroid, Pikmin…) réussissent immanquablement à récréer ce plaisir.

[Suspendu à une feuille d’arbre géant, le petit héros se lance d’une falaise en espérant que le vent le portera sur l’autre rive… _The Wind Waker, 2002]

Prenant par surprise les observateurs et les professionnels, la console Wii avec son système de pointage vers l’écran réinvente à son tour les canons de l’interactivité ludique et donc des plaisirs que le jeu vidéo peut offrir. Le changement de paradigme technologique de la Wii rappelle que depuis plus de 30 ans, accolé à l’évolution technologique, le jeu vidéo continue d’être un énorme work in progress.

[Le vaisseau s’oblige à frôler le sol, deux bombes seulement pour détruire les silos ennemis pendant que le museau crache des missiles pour annihiler les fusées qui décollent _Scramble, 1982]

Dès ses débuts, le jeu vidéo contient une double lecture, celle du plaisir tactile immédiat et celle, intellectuelle, de la stupeur et du vertige, l’intuition d’apercevoir un écho du futur : mais qu’est-ce donc que je joue derrière l’écran informatique ? Et, de révolutions technologiques avérées en révolutions numériques en cours, qu’est-ce que cela veut dire par rapport à l’homme ? Ces questionnements peuvent rester à l’état d’étonnement non exprimé, déclencher des plaisirs liés à la curiosité sans cesse sollicité comme elle peut s’intellectualiser, provoquer le frisson conscient du découvreur de territoires inexplorés.

[Le pont de pierre s’écroule, le petit garçon se retourne et attrape de justesse la main de la jeune fille au teint diaphane _Ico, 2001]

En creux, l’inaboutissement et la fuite en avant perpétuelle du jeu vidéo contiennent ce qu’une œuvre d’art exprime à plat : un regard sur la condition de l’homme. Plus précisément encore à cause de l’interactivité : la condition de l’homme agissant, évolutif, et son lien avec l’univers physique. Car après avoir maîtrisé la plupart de la matière observable, éprouvé ses limites dans l’espace, depuis l’avènement de l’informatique et du numérique, l’homme explore sans l’avoir prémédité une nouvelle brèche spatiotemporelle, une matière digitale immatérielle, une nouvelle frontière peut-être jumelle avec celle du Big-bang dont le jeu vidéo repousse avec une innocente candeur la ligne et les limites.

[Le tronc d’arbre couché en travers du ravin tourne sur lui-même, en maintenant coûte que coûte la manette horizontale le jeune homme peut garder son équilibre et faire la traversée _Uncharted : Drake’s Fortune, 2008]

Si l’on regarde les pratiques ordinaires ou populaires du jeu vidéo, qu’il soit orienté compétition, culture du score, évacuation ou entretien des sentiments de violence, passe-temps, la noblesse potentielle de l’activité disparait bien sûr derrière une trivialité quotidienne que connaissent tous les arts populaires tels le cinéma ou la musique. Ce qui n’empêche pas le jeu vidéo comme ses cousins de loisirs de se trouver des bulles d’exceptions dignes d’elles-mêmes.

Avant de générer ses grands œuvres cohérentes d’un bout à l’autre, le jeu vidéo encore balbutiant existe donc par petits morceaux d’œuvres éparpillés dans telle ou telle production. Il appartient au joueur, visiteur d’un autre monde, d’y trouver ses marques, ses plaisirs, ses intentions et avec un peu de chance, un semblant de sens.

François Bliss de la Boissière

(Publié dans Amusement #1 en 2008)

 


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