Auteur de l’essai Jeux vidéo et médias du XXIe siècle, professeur et membre du conseil d’administration du Conservatoire national des Arts et Métiers, le directeur de l’école du jeu vidéo d’Angoulême continue de nous dresser, dans un long entretien, un panorama culturel et économique du jeu vidéo. De ses élèves de l’ENJMIN aux patrons du jeu vidéo qui mériteraient eux aussi, selon lui, quelques cours d’économie d’entreprise…
2E PARTIE : LE JEU VIDÉO, UN SYSTÈME DE PRODUCTION À REVOIR…
Bliss : Les productions interactives vendues en magasin sont très conservatrices. Les mécaniques de jeu, les « raisons » d’interagir répètent des procédures déjà bien anciennes. Les prototypes créatifs, qui existent, que vous développez notamment avec vos étudiants, ne se transforment pas en produits commerciaux. Qu’est-ce qui bloque ?
Stéphane Natkin : Le mode de financement ! Il n’y a pas de production indépendante dans le jeu vidéo. Ça commence tout juste. Quelques-uns sont autoproduits. Une des raisons de l’éclatement actuel du jeu vidéo, et qui ne peut plus durer, vient du système de production bâti sur des éditeurs. La capacité de distribution en ligne est en train de faire éclater tout ça. À l’IGF de San Francisco [festival annuel du jeu vidéo indépendant, ndr], une quantité de jeux assez extraordinaires a été présentée. Quelques uns se sont vendus. Certains, tellement bien, que des éditeurs ont récupéré les équipes pour faire autre chose, comme les créateurs de Rag Doll Kung Fu devenus le studio Media Molecule à l’origine de LittleBigPlanet chez Sony. Donc ça va venir. Vous aurez peut-être, comme dans le cinéma, des productions indépendantes osées à 3 francs 6 sous, et puis vous aurez des productions comme Assassin’s Creed à 9 millions d’euros… L’un n’empêche pas l’autre.
Bliss : Les passerelles avec le monde financier, l’économie, ne font pas partie des éléments que vos étudiants apprennent dans leur cursus jeu vidéo ?
Stéphane Natkin : Ils apprennent la production, ils apprennent comment aller chercher un minimum d’argent pour créer un jeu vidéo. Mais je ne fais pas un cours sur la façon de monter une société de jeux vidéo, non. Bien entendu il y a quand même une relation entre les professionnels et nos élèves puisque dans tous nos jurys de projets à l’ENJMIN, des pros du jeu vidéo viennent observer des projets qu’ils ne verraient pas dans leurs entreprises. Ça leur donne des idées qu’ils ne développeront pas tel quel en produit commercial, mais ça leur permet de trouver des créatifs. Et puis de temps en temps certains jeux ont une chance d’être produits. Après, comment nos élèves gèrent avec leur créativité dans un univers assez standardisé, qui répond avec un minimum de risques à l’attente du marché, c’est l’histoire de tous les créateurs. Vous sortez de la Femis avec plein d’idées sur le cinéma 35 mm et puis vous êtes obligé de vous adapter.
Bliss : Le 13 janvier dernier le fondateur d’Infogrames/Atari, Bruno Bonnell, a donné une conférence à l’ENJMIN. Un entrepreneur locomotive du jeu vidéo français dans les années 1990 et 2000 mais qui a fini par avoir un comportement très dépensier à la Jean-Marie Messier jusqu’à conduire sa société au bord de la faillite et à être démissionné. Son parcours n’est pas très exemplaire d’une réussite contrairement à celui d’Yves Guillemot, qui a réussi, lui, à faire de sa société Ubisoft un acteur international majeur du jeu vidéo… Pourquoi le présenter à vos étudiants ?
Stéphane Natkin : Parce que c’est l’histoire d’un parcours assez typique, parti du jeu vidéo, avec la création d’Infogrames, jusqu’aux robots de sa société Robopolis aujourd’hui. Ne serait-ce que de ce point de vue là, c’est probablement intéressant. Je crois que les gens critiquent plutôt Bruno Bonnell parce qu’il n’a jamais laissé une place à ses créateurs [il a spolié l’auteur français Frédérick Raynal des droits de son jeu Alone in the Dark, ndr]. Il s’est trompé sur certains aspects financiers, il a probablement fait des erreurs de stratégie industrielle. Comme d’autres. Maintenant, est-ce que, en soi, c’est vraiment critiquable ? C’est une réaction très française. De toutes façons je ne forme pas des stratèges industriels, je forme des créateurs de jeux vidéo. Je ne connais aucun élève qui ait l’ambition de créer un empire. Cela étant dit, beaucoup de patrons de boîtes françaises de jeux vidéo mériteraient quelques cours de capitalisme… Sur la capitalisation d’une entreprise, comment tenir plus de six mois, même quand on n’a pas de contrats dans ce milieu là, avoir suffisamment de supports financiers derrière, une véritable politique de ressources humaines de façon à ne pas abandonner tout le monde avant de réembaucher trois semaines plus tard…
Bliss : En surface, ce fonctionnement ressemble assez au cinéma, sauf que les équipes s’assemblent pendant deux ans, au lieu de six mois pour une équipe de tournage par exemple. Il y aurait une autre méthode ?
Stéphane Natkin : Le jeu vidéo nécessite beaucoup plus de mémoire technologique, et même de conception, que le cinéma. J’en parlais récemment à Cap-Digital, à l’exception peut-être d’Ubisoft, les petites boites ont une méconnaissance des fonctions des ressources humaines et, surtout, semblent incapable jusqu’à aujourd’hui de se regrouper vraiment. Cela viendra peut-être via le SNJV (Syndicat National du Jeu vidéo, ex APOM, ndr). Pour l’instant c’est une profession immature qui ne sait pas gérer ses ressources humaines. Un exemple qui ne me fera pas que des copains, tant pis. Lors de l’arrivée de cette génération de consoles alors appelée next gen il y a cinq ans, deux ans après la sortie de la PS2, tout le monde a su rapidement qu’un jeu qui coûtait entre 2 et 4 millions d’euros allait passer à 6 à 8 millions d’euros. Que les équipes constituées de trente à quarante personnes allaient devenir des équipes de quatre-vingt à deux cents personnes. Ce qui impliquait un changement de l’ensemble des mécaniques de financement, de production, des dispositifs techniques et la gestion des ressources… Tout le monde le savait, tout le monde l’a dit… Croyez-vous, que ce secteur là ait d’un seul coup dit : « Il faut qu’on examine l’ensemble de la mécanique, les regroupements industriels qu’il faut faire, lancer des cours de management pour les grosses équipes, etc » ? C’est à dire une anticipation sur deux ans globale à la profession ? Eh bien non, ça n’a pas eu lieu. Quelques studios vont s’en sortir malgré tout parce qu’ils ont des gens brillants, des créatifs, notamment en France. Des gens sont venus nous demander de former des programmeurs ayant trois ans d’expérience sur PlayStation 3 avant qu’elle ne sorte dans le commerce ! Je n’ai pu répondre que : « Ça, je ne sais pas faire » (rires).
Bliss : La technologie progresse tellement trop vite que ce que vous apprenez aujourd’hui, pendant deux ans, ne va pas être appliqué dans quatre ans. Ça ne serait pas la première problématique du jeu vidéo ?
Stéphane Natkin : Vous ne croyez pas que les gens d’Airbus sont en train de travailler sur la génération d’avion qui va sortir dans six ans ? Sans même parler des ressources technologiques, une équipe de vingt personnes ne se gère pas de la même manière qu’une équipe de quatre-vingt. Un studio ne s’organise pas de la même façon quand il développe simultanément trois jeux à 2 millions d’euros, ou trois à 8 millions qui font grimper la note à 24 millions d’euros. Comment est-ce qu’on transite de l’un à l’autre d’un point de vue capitalistique ?
Entretien Stéphane Natkin, 1ère partie : Quand le jeu vidéo devient transmédia…
Entretien Stéphane Natkin, 3ème partie : « La classe politique n’a pas un point de vue uniforme sur les jeux vidéo »
Propos recueillis par François Bliss de la Boissière
(Publié le 23 janvier 2010 sur Electron Libre)