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BONUS STAGE : Entretien Stéphane Natkin… jeux vidéo, art, game design, Nietzsche, etc.

Parce qu’il s’active en amont de la création commerciale du jeu vidéo quand il dirige l’ENJMIN, une des rares écoles du jeu vidéo, ou en aval quand il organise des conférences (la prochaine dès demain 17 février) s’adressant aux universitaires où interviennent créateurs et théoriciens du jeu vidéo, Stéphane Natkin reste peu connu du public amateur de jeu vidéo. Hyper actif, auteur de plusieurs publications scientifiques et du livre Jeux et Media au XXIe siècle, son rôle pivot à mi chemin entre ceux de la création pure et ceux des institutions qu’il représente (CNAM, CNC…) lui donne forcément un regard singulier et transversal.
Il nous a accordé un long entretien en décembre 2009 publié en plusieurs épisodes ici et là, où ont été abordés les jeux transmédia, l’écosystème perfectible du jeu vidéo, et les rapports avec la classe politique. Un autre chapitre de cet entretien est actuellement lisible dans le dernier numéro du trimestriel AMUSEMENT sur le thème du cinéma et des jeux vidéo. Nous publions ici un ultime élément de cette conversation autour, cette fois, des liens troubles qu’entretiennent le jeu vidéo et l’art. Ce à quoi s’ajoutent quelques petits secrets théoriques de la création du jeu vidéo.

Stéphane Natkin

Bliss : Vous avez été responsable d’une galerie d’art contemporain pendant un moment (Galerie Natkin-Berta) où vous présentiez des travaux d’art plastique, d’art vidéo et des installations d’art numérique…

Stéphane Natkin : Oui, c’est par là que je suis arrivé au jeu vidéo. En 2001, ce n’était pas rentable, quand je n’ai plus eu d’argent, j’ai arrêté (rires).

Bliss : Les œuvres d’art contemporain faisant appel au jeu vidéo que l’on croise à Beaubourg ou ailleurs détournent certains codes du jeu vidéo mais négligent totalement le principe qualitatif même du jeu vidéo, à savoir : l’interactivité. Un jeu Doom sur grand écran à pratiquer avec ses pieds à partir d’un tapis de danse Konami, c’est drôle 2 minutes mais cela réduit le jeu vidéo au lieu de l’augmenter. Idem pour le travail d’un artiste consistant à faire tourner en boucle vidéo, donc sans interaction, les morts de Lara Croft, à partir des jeux connus, par les gamers, pour être mauvais. Cela donne l’impression que les milieux artistiques eux-mêmes ne comprennent pas l’essence du jeu vidéo et ne le saisissent qu’à partir de leur représentation la plus superficielle ou de leur détournement et non d’une manière fibreuse. Sans être détourné ni moqué, le jeu Echochrome pourrait revendiquer une place permanente au Palais de Tokyo de Paris pour représenter le jeu vidéo… Comment interprétez-vous ces deux postures ?

Stéphane Natkin : Dans le premier cas vous parlez de plasticiens qui font des œuvres d’art plastique à propos du jeu vidéo. Comme en faisait Nam June Paik à partir de l’univers de la vidéo lors de sa première période. Il s’agit donc d’art plastique, et non du jeu vidéo. D’autre part, il existe un certain nombre de jeux vidéo qui sont à mon avis des œuvres d’art. Ce ne sont pas des œuvres d’art plastique mais elles portent une esthétique qui leur est propre : l’esthétique de l’interaction, de l’expérience interactive qui est apportée aux joueurs, dans son unicité. Au moment où les codes de cette esthétique commenceront à être reconnus, il y aura une mémoire… L’identification sociale d’un art émerge quand on commence à comprendre un certain nombre de codes esthétiques, qu’il y a des commentateurs, des critiques, etc. Et, en parallèle il faut une mémoire de ces codes esthétiques. Si on dit que le cœur du jeu vidéo (ce qui n’est pas tout à fait mon point de vue) c’est le gameplay, il faudrait qu’il y ait des gens qui disent « ce gameplay là se joue se cette façon, il fait donc évoluer ceci ou cela… » Là, nous rentrerions dans l’identification du jeu vidéo lui-même, comme un média porteur d’une forme d’art. Cela n’a donc rien à voir avec un plasticien qui monte une installation utilisant des éléments de jeux vidéo. Moi je fais la séparation. J’ai vu des œuvres d’art plastique à propos du jeu vidéo qui n’étaient pas tout à fait inintéressantes mais je n’ai jamais considéré que c’était du jeu vidéo. Prenons l’exemple du groupe français « Kolkoze » qui à un moment donné a créé toute une série d’installations, un univers virtuel où les collectionneurs pouvaient reproduire l’ensemble de leur collection, leurs tableaux par exemple, dans un mode de Doom. On pouvait y faire exploser son Picasso (rires) ! Je pense qu’il va y avoir des gens qui vont produire des œuvres d’art interactives de plus en plus intéressantes. Et qui seront des œuvres d’art prennant leur essence dans ce qui constitue l’identité du jeu vidéo, c’est l’implication du joueur et l’expérience qui est apportée par le jeu. Mais c’est encore un peu tôt.

Bliss : Dans la série d’entretiens Iwata Asks que publie Nintendo en ligne, Miyamoto explique une théorie appliquée dès le premier jeu Mario, Donkey Kong en l’occurrence. À savoir qu’il suffit d’apprendre au joueur une action simple, sauter par exemple, puis, un moment plus tard, une autre action simple, grimper, et, ensuite, de lui demander de faire ces deux mêmes actions simples simultanément ! Et là, devant la soudaine difficulté, parce que le cerveau du joueur a enregistré qu’il savait faire chacune des actions, celui-ci est persuadé qu’il peut réussir le double geste. À partir de là, harponné sans le savoir, il va persister à essayer de réussir sans s’ennuyer et avec l’intime conviction que c’est à sa portée. La compulsion de continuer à jouer est ainsi créée ! Est-ce que vous enseignez des choses comme ça à l’ENJMIN ?

Stéphane Natkin : Oui, bien sûr. Il y a une théorie qu’on enseigne maintenant dans toutes les écoles de jeux vidéo, qui se nomme la théorie du flot. Elle consiste à maintenir le joueur entre un état où il s’ennuie, parce que c’est trop simple, et un état où il n’y arrive pas et se décourage parce que c’est trop compliqué. On apprend à construire un jeu à partir de ça. On prend des éléments de gameplay, idéalement, paramétrables, un ou deux degrés de difficulté par exemple. Serge Hascoët (directeur de la création chez Ubisoft, ndr) en donne un exemple simple : une balle de papier à jeter dans une corbeille dont il suffit de modifier la taille de la corbeille par rapport à la balle de papier pour rendre l’exercice plus ou moins difficile. On prend ensuite un certain nombre d’options, et on met en place des mécanismes de combinaison. On apprend alors aux gens à envoyer quelque chose, à un moment précis, comme dans Guitar Hero. Puis ensuite on les oblige à l’envoyer dans la corbeille au moment où se produit l’événement. Donc on construit un système de difficulté croissante qui fonctionne par petits paliers, pour que les gens arrivent à franchir chacune des difficultés, sans se décourager, mais en ayant la sensation que c’est grâce à eux-mêmes ! Jesper Juul est un théoricien qui a écrit une œuvre géniale sur cette notion là (professeur d’art à l’University Game Center de New York, ndr). Il est venu donner une conférence à l’ENJMIN en janvier dernier. Il a appelé cet ensemble de mécanismes « le sac des stratégies ». Il explique que, à un moment donné, on a fait apprendre au joueur un « sac de stratégies ». Il sait que quand il rencontre un gros monstre vert, un coup de poing et un coup de pied élimineront le monstre vert. Il en voit un 2e, idem, il y arrive, c’est magnifique. Et puis on lui envoie un gros monstre rose. Et là, quand il essaye le coup de pied et le coup de poing, ça ne marche plus ! Mais quelque part, on lui a fait comprendre que s’il insistait, s’il donnait un 2e coup de pied, ça va à nouveau fonctionner avec le monstre rose. Il le fait, et là, il est tout content, parce qu’il se dit, mince, qu’est-ce que je suis fort, j’ai réussi à trouver la solution. L’exemple vaut pour les jeux solos. Et l’ensemble de ce processus, moi je vous le dis, c’est un processus nietzschéen. C’est le développement d’une sensation de puissance. Parce que le joueur a la sensation d’être dans un univers libre, et que grâce à son intelligence – c’est un des mécanismes d’implication du jeu – il trouve toujours le moyen de s’en sortir, contrairement à ce qui se passe dans la vie réelle. D’où le développement d’une jouissance, d’une sensation de puissance qui est un des moteurs essentiels de la construction d’un jeu vidéo.

François Bliss de la Boissière

(Entretien publié en février 2010)
 


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Stéphane Natkin : « Certains patrons français du jeu vidéo mériteraient des cours de capitalisme. »

Auteur de l’essai Jeux vidéo et médias du XXIe siècle, professeur et membre du conseil d’administration du Conservatoire national des Arts et Métiers, le directeur de l’école du jeu vidéo d’Angoulême continue de nous dresser, dans un long entretien, un panorama culturel et économique du jeu vidéo. De ses élèves de l’ENJMIN aux patrons du jeu vidéo qui mériteraient eux aussi, selon lui, quelques cours d’économie d’entreprise…

2E PARTIE : LE JEU VIDÉO, UN SYSTÈME DE PRODUCTION À REVOIR…

Stéphane Natkin by Bliss

Bliss : Les productions interactives vendues en magasin sont très conservatrices. Les mécaniques de jeu, les « raisons » d’interagir répètent des procédures déjà bien anciennes. Les prototypes créatifs, qui existent, que vous développez notamment avec vos étudiants, ne se transforment pas en produits commerciaux. Qu’est-ce qui bloque ?

Stéphane Natkin : Le mode de financement ! Il n’y a pas de production indépendante dans le jeu vidéo. Ça commence tout juste. Quelques-uns sont autoproduits. Une des raisons de l’éclatement actuel du jeu vidéo, et qui ne peut plus durer, vient du système de production bâti sur des éditeurs. La capacité de distribution en ligne est en train de faire éclater tout ça. À l’IGF de San Francisco [festival annuel du jeu vidéo indépendant, ndr], une quantité de jeux assez extraordinaires a été présentée. Quelques uns se sont vendus. Certains, tellement bien, que des éditeurs ont récupéré les équipes pour faire autre chose, comme les créateurs de Rag Doll Kung Fu devenus le studio Media Molecule à l’origine de LittleBigPlanet chez Sony. Donc ça va venir. Vous aurez peut-être, comme dans le cinéma, des productions indépendantes osées à 3 francs 6 sous, et puis vous aurez des productions comme Assassin’s Creed à 9 millions d’euros… L’un n’empêche pas l’autre.

Bliss : Les passerelles avec le monde financier, l’économie, ne font pas partie des éléments que vos étudiants apprennent dans leur cursus jeu vidéo ?

Stéphane Natkin : Ils apprennent la production, ils apprennent comment aller chercher un minimum d’argent pour créer un jeu vidéo. Mais je ne fais pas un cours sur la façon de monter une société de jeux vidéo, non. Bien entendu il y a quand même une relation entre les professionnels et nos élèves puisque dans tous nos jurys de projets à l’ENJMIN, des pros du jeu vidéo viennent observer des projets qu’ils ne verraient pas dans leurs entreprises. Ça leur donne des idées qu’ils ne développeront pas tel quel en produit commercial, mais ça leur permet de trouver des créatifs. Et puis de temps en temps certains jeux ont une chance d’être produits. Après, comment nos élèves gèrent avec leur créativité dans un univers assez standardisé, qui répond avec un minimum de risques à l’attente du marché, c’est l’histoire de tous les créateurs. Vous sortez de la Femis avec plein d’idées sur le cinéma 35 mm et puis vous êtes obligé de vous adapter.

Bliss : Le 13 janvier dernier le fondateur d’Infogrames/Atari, Bruno Bonnell, a donné une conférence à l’ENJMIN. Un entrepreneur locomotive du jeu vidéo français dans les années 1990 et 2000 mais qui a fini par avoir un comportement très dépensier à la Jean-Marie Messier jusqu’à conduire sa société au bord de la faillite et à être démissionné. Son parcours n’est pas très exemplaire d’une réussite contrairement à celui d’Yves Guillemot, qui a réussi, lui, à faire de sa société Ubisoft un acteur international majeur du jeu vidéo… Pourquoi le présenter à vos étudiants ?

Stéphane Natkin : Parce que c’est l’histoire d’un parcours assez typique, parti du jeu vidéo, avec la création d’Infogrames, jusqu’aux robots de sa société Robopolis aujourd’hui. Ne serait-ce que de ce point de vue là, c’est probablement intéressant. Je crois que les gens critiquent plutôt Bruno Bonnell parce qu’il n’a jamais laissé une place à ses créateurs [il a spolié l’auteur français Frédérick Raynal des droits de son jeu Alone in the Dark, ndr]. Il s’est trompé sur certains aspects financiers, il a probablement fait des erreurs de stratégie industrielle. Comme d’autres. Maintenant, est-ce que, en soi, c’est vraiment critiquable ? C’est une réaction très française. De toutes façons je ne forme pas des stratèges industriels, je forme des créateurs de jeux vidéo. Je ne connais aucun élève qui ait l’ambition de créer un empire. Cela étant dit, beaucoup de patrons de boîtes françaises de jeux vidéo mériteraient quelques cours de capitalisme… Sur la capitalisation d’une entreprise, comment tenir plus de six mois, même quand on n’a pas de contrats dans ce milieu là, avoir suffisamment de supports financiers derrière, une véritable politique de ressources humaines de façon à ne pas abandonner tout le monde avant de réembaucher trois semaines plus tard…

Bliss : En surface, ce fonctionnement ressemble assez au cinéma, sauf que les équipes s’assemblent pendant deux ans, au lieu de six mois pour une équipe de tournage par exemple. Il y aurait une autre méthode ?

Stéphane Natkin :  Le jeu vidéo nécessite beaucoup plus de mémoire technologique, et même de conception, que le cinéma. J’en parlais récemment à Cap-Digital, à l’exception peut-être d’Ubisoft, les petites boites ont une méconnaissance des fonctions des ressources humaines et, surtout, semblent incapable jusqu’à aujourd’hui de se regrouper vraiment. Cela viendra peut-être via le SNJV (Syndicat National du Jeu vidéo, ex APOM, ndr). Pour l’instant c’est une profession immature qui ne sait pas gérer ses ressources humaines. Un exemple qui ne me fera pas que des copains, tant pis. Lors de l’arrivée de cette génération de consoles alors appelée next gen il y a cinq ans, deux ans après la sortie de la PS2, tout le monde a su rapidement qu’un jeu qui coûtait entre 2 et 4 millions d’euros allait passer à 6 à 8 millions d’euros. Que les équipes constituées de trente à quarante personnes allaient devenir des équipes de quatre-vingt à deux cents personnes. Ce qui impliquait un changement de l’ensemble des mécaniques de financement, de production, des dispositifs techniques et la gestion des ressources… Tout le monde le savait, tout le monde l’a dit… Croyez-vous, que ce secteur là ait d’un seul coup dit : « Il faut qu’on examine l’ensemble de la mécanique, les regroupements industriels qu’il faut faire, lancer des cours de management pour les grosses équipes, etc » ? C’est à dire une anticipation sur deux ans globale à la profession ? Eh bien non, ça n’a pas eu lieu. Quelques studios vont s’en sortir malgré tout parce qu’ils ont des gens brillants, des créatifs, notamment en France. Des gens sont venus nous demander de former des programmeurs ayant trois ans d’expérience sur PlayStation 3 avant qu’elle ne sorte dans le commerce ! Je n’ai pu répondre que : « Ça, je ne sais pas faire » (rires).

Bliss : La technologie progresse tellement trop vite que ce que vous apprenez aujourd’hui, pendant deux ans, ne va pas être appliqué dans quatre ans. Ça ne serait pas la première problématique du jeu vidéo ?

Stéphane Natkin : Vous ne croyez pas que les gens d’Airbus sont en train de travailler sur la génération d’avion qui va sortir dans six ans ? Sans même parler des ressources technologiques, une équipe de vingt personnes ne se gère pas de la même manière qu’une équipe de quatre-vingt. Un studio ne s’organise pas de la même façon quand il développe simultanément trois jeux à 2 millions d’euros, ou trois à 8 millions qui font grimper la note à 24 millions d’euros. Comment est-ce qu’on transite de l’un à l’autre d’un point de vue capitalistique ?

Entretien Stéphane Natkin, 1ère partie : Quand le jeu vidéo devient transmédia…

Entretien Stéphane Natkin, 3ème partie : « La classe politique n’a pas un point de vue uniforme sur les jeux vidéo »

Propos recueillis par François Bliss de la Boissière

(Publié le 23 janvier 2010 sur Electron Libre)

 


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Stéphane Natkin : « Les gens de 40 ou 50 ans qui n’utilisent pas Facebook aujourd’hui seront en rupture avec le reste de la population demain »

Directeur de l’ENJMIN, l’école de jeu vidéo d’Angoulême, professeur au Cnam, et auteur de plusieurs essais sur le jeu vidéo, Stéphane Natkin nous a accordé un long entretien autour du médium interactif, ses acquis culturels et ses mutations.

1ÈRE PARTIE : QUAND LE JEU VIDÉO DEVIENT TRANSMÉDIA…

Stéphane Natkin by Bliss 01

Bliss : Lors d’une conférence récente sur les jeux communautaires et ubiquitaires, vous avez présenté le futur du jeu vidéo en lui attribuant une qualité dite « transmédia » où le jeu devient Alternate ou Expanded Reality Games (A ou ERG). D’où vient et comment s’exprime cette évolution ?

Stéphane Natkin : Comme le dit très bien Éric Viennot (créateur précurseur avec son jeu In Memoriam exploitant dès 2003 plusieurs supports, ndr), c’est un genre de jeu qui a été développé sous diverses formes ces dernières années, qui utilise de façon complémentaire l’ordinateur, les téléphones portables, les consoles de jeu, des lieux d’exposition et éventuellement la salle de cinéma. J’ai par exemple collaboré au projet Transport Amoureux qui incitait les gens à communiquer et à participer à une création collective pendant leur trajet en tramway. Ce sont des projets qui vont de plus en plus avoir des chances d’être mis en production en faisant appel à des producteurs de cinéma, de télévision et des opérateurs. Orange Vallée a lancé un appel d’offres et Arte Cinéma travaille autour d’un Transmedia Lab. En décembre, Michel Reilhac directeur d’Arte Cinema a notamment organisé un forum de discussion sur le sujet et plus particulièrement en direction d’un cinéma cross ou transmédia.

Bliss : De la part de ces médias installés cela sonne un peu comme de la récupération. Ont-ils une compétence dans ce domaine là ?

Stéphane Natkin : Non mais ils vont les produire. Imaginez très simplement que vous créez un jeu de piste dans la ville, dans le bureau, et qu’il se déroule toutes les semaines. Ensuite le jeu se poursuit partiellement sur Internet, partiellement sur mobile, éventuellement relayé par du mobilier urbain, tout un tas de choses qui se passent dans la ville intelligente. Les gens rassemblent alors des indices, ils se filment, ils envoient tous leurs indices et documents, et à partir de ça on présente chaque semaine une émission de télévision sur l’équipe qui a gagné, celui qui a réussi telle chose. On crée une série qui est presque pré-prévue à partir des indices qui ont été rassemblés, et on fabrique un univers transmedia. On crée une communauté avec un réseau communautaire. D’ailleurs, on leur vend tous les accessoires pour qu’ils ressemblent à la communauté, on les fait se réunir au Mc Donald’s, ainsi Mc Donald’s sponsorise l’évènement.

Bliss : Est-ce que ce genre de jeu, peut-être plus accessible, risque de supplanter le jeu vidéo traditionnel ?

Stéphane Natkin : Vous n’avez jamais vu un mode de création faire disparaître les autres jusqu’à présent, n’est-ce pas ? Il s’agit là d’une voie qui a été explorée par un certain nombre de gens, et qui commence à avoir une possibilité de réalité économique pour différentes raisons. D’abord on se rend compte que c’est autour des systèmes communautaires qu’on peut développer de la communication, éventuellement de la publicité, etc. Ensuite, les gens qui font de la télévision se rendent compte qu’on la regarde de moins en moins et qu’on se tourne de plus en plus vers Internet, son téléphone mobile. Donc il va bien falloir trouver quelque chose qui va les ramener dans leur giron. Enfin, la troisième raison c’est que l’espace du jeu vidéo est actuellement trop petit… Prenez Electronic Arts, la société représente dans le monde 16 000 personnes, France Télécom c’est 120 000 personnes ! Je ne sais pas qui va avaler qui mais à un moment donné toutes ces capacité d’interaction vont fusionner…

Bliss : Vous évoquez les fusions d’entreprises telle celle d’Activision et Vivendi-Blizzard en 2007 ?

Stéphane Natkin : Oui mais des contenus aussi. Parce que nous sommes partis sur une logique qui était purement économique et financière et dont la vision technologique était tellement réductrice. Transférer un film en HD sur un téléphone portable parce que ce n’est pas difficile pour un propriétaire de contenu est une erreur. L’usage du téléphone portable et l’usage de la HD ne sont pas la même chose. Cela ne se réduit pas à ça. Il faut décliner le même univers avec des modalités différentes sur les différents supports. Il va falloir dessiner du linéaire, ou du non linéaire, disons de l’interactif, sur le type de support et le type d’usagers. Et puis à partir de là, il faut générer du contenu pour l’autre. L’ensemble de tout ça va générer une population de gens qui va rester dans l’univers créé autour de l’ensemble. Nicolas Gaume, par exemple, (fondateur en 1990 de la société Kalisto liquidée en 2002, ndr) est en train de créer avec BlackMamba un univers sur Internet qui se situe entre un jeu et un réseau social. Il y a de la 3D, c’est autour de la musique, ça intéresse les ados, ça leur permet de personnaliser des avatars, des animations, éventuellement de créer leur propre musique, la mettre sur un serveur… Voilà un jeu qui commence à ressembler à ceux que l’on retrouve sur Facebook. Mais ce n’est plus tout à fait un jeu. Plutôt un réseau communautaire qui se concentre sur un type de population qui se retrouve à la fois cible de design et cible marketing. C’est cette évolution qui est en train de se passer.

Bliss : Visiblement ces nouvelles pratiques s’étendent à tout le monde. Ça veut dire que nous sommes tous appelés, pas forcément à jouer, mais à interagir avec des nouveaux outils, des nouveaux matériaux. Est-ce juste un effet de mode ou est-ce qu’il y a vraiment une évolution de la société ?

Stéphane Natkin : Un effet de mode, non, je ne pense pas. Je ne suis pas un futurologue, mais enfin c’est certainement une tendance. Moi je suis quelqu’un de l’email, du mobile. Mes enfants utilisent le tchat, leur mode de communication n’est déjà plus le même. Dans quelques années, je serai sans doute « hors service » (rires). Dans 15 ou 20 ans toutes ces notions et pratiques seront installées. Évidemment, ça ne va pas prendre du jour au lendemain, les gens ne vont pas passer directement de la télévision purement passive à la télévision interactive, mais en une génération… Autrement dit, très vite, un tas de gens vont entrer dans ces univers, comme dans Facebook, etc., et ceux qui n’y viennent pas parce que ce n’est pas leur univers, et en France ils sont nombreux, les gens au-delà de 50 ans, même 40 ans, dont très peu y sont rentrés, quand ils seront à la retraite dans quelques années, il y aura une grande fracture avec ceux qui utilisent un réseau social comme Facebook ou ses descendants.

Bliss : Ces activités interactives se résument néanmoins souvent à du fonctionnel, on utilise les outils à des fins diverses. Où se situe l’artistique dans tout ça, celui qui existe encore dans le jeu vidéo traditionnel ?

Stéphane Natkin : Dans une partie de ces nouvelles façons de communiquer il y aura certainement, comme c’est déjà le cas dans certains jeux vidéo, un nombre de choses qu’on peut considérer comme artistiques et qui se revendiqueront comme artistiques. Je pense que quelque chose comme In Memoriam (le jeu cross média d’Éric Viennot chez Lexis Numérique, ndr) peut se revendiquer comme étant une création artistique, une autre façon de faire de la narration. Ceci dit, je suis en train de monter des formations autour de ça, mais c’est très difficile. Autant maintenant j’ai un bon corpus sur le jeu vidéo, j’ai une série de bouquins, j’ai des idées sur la façon dont on peut enseigner le game design, autant sur ces nouvelles formes d’interaction il n’y a rien encore. Comment écrire une histoire qui est complètement hachée ? Je vais devoir prendre des exemples, je vais aller chercher quelqu’un qui connaît bien les jeux de rôles pour venir raconter ça, des gens comme Éric Viennot. J’ai reçu quelqu’un qui avait fait une thèse sur les mécanismes de narration… mais on est loin de pouvoir dire simplement, par exemple, « On place la caméra comme ça… ».

Bliss : La narration à fourches multiples existe déjà depuis longtemps, dans les livres dont vous êtes le héros par exemple. Qu’est-ce qui rend un jeu transmédia innovant au-delà de ses outils de mise en place ?

Stéphane Natkin : L’innovation n’est certes pas dans l’histoire. Celle d’In Memoriam n’est pas du tout originale. Ce qui existe d’innovant se trouve dans l’esthétique et dans la relation d’engagement que vous créez. Quand vous êtes en train de jouer à In Memoriam sur votre ordinateur et que votre téléphone mobile sonne et que ça déclenche votre peur, ce n’est pas la même chose que d’être dans un cinéma et d’entendre une sonnerie… C’est l’esthétique de la relation d’engagement, pas l’esthétique des images ou du son… Un jeu qui développe une nouvelle forme d’implication du joueur.

Entretien Stéphane Natkin 2e partie : « Certains patrons français du jeu vidéo mériteraient des cours de capitalisme.  »

Entretien Stéphane Natkin 3e partie : « La classe politique n’a pas un point de vue uniforme sur les jeux vidéo  »

Propos recueillis par François Bliss de la Boissière

(Publié le 2A janvier 2010 sur Electron Libre)

 


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