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Full Spectrum Warrior : Les tics de la guerre

Jeu public conçu pour l’armée US, Full Spectrum Warrior mérite toutes les suspicions morales et politiques. Contre toute attente, il remet avec intelligence de la dignité dans le grand désordre militaire qu’offre avec complaisance l’industrie du jeu vidéo. Preuve glaçante d’un médium assez irresponsable pour accepter sans discussion l’Armée en son sein, et pour lui laisser un discours de la raison.

Full Spectrum Warrior

Au commencement de chaque conflit armé proposé par un jeu vidéo ou un autre, qu’il soit sérieux ou fantaisiste, qu’il se veuille politiquement correct ou assume son révisionnisme revanchard, la célèbre question du soldat John J. Rambo à son mentor le Colonel S. Trautman est tacitement posée : « Cette fois-ci, on y va pour gagner ? » Évidemment oui. Et pour le faire bien, on offre au joueur un arsenal et des capacités invraisemblables. L’interface 3D la plus moderne du jeu vidéo est même née de là avec un Wolfenstein tristement célèbre, où le joueur fonçait dans un bunker nazi terminer le travail « inachevé » en 1945 en tuant Hitler de ses propres mains. Le succès inattendu d’un tel jeu, underground en 1992, reste sa meilleure excuse. Au XXIe siècle cependant, tous les conflits vidéoludiques ont lieu au grand jour, sont traités et vendus comme des productions à grand spectacle, soit disant dignes de la grande Histoire où ils puisent leurs péripéties. Pourtant, malgré toutes les cautions historiques et cinématographiques justifiant l’industrie du jeu vidéo, et même en attribuant aux scénaristes et concepteurs la volonté de respecter scrupuleusement les faits historiques, l’interactivité dite de loisirs, oblige ontologiquement à modifier le cours des évènements. Car il y a les faits objectifs connus, et il y a le joueur qui doit pouvoir agir et changer le cours des choses, sinon dans son ensemble – on ne propose pas de gagner une guerre historiquement perdue, mais sûrement dans le détail avec des moyens plus ou moins ouverts et farfelus pour gagner. Bien que le joueur endosse le rôle et le costume d’un soldat, sous prétexte de liberté interactive, son comportement le condamnerait le plus souvent à un tribunal militaire.

À vos ordres

Commandité et validé par l’Armée US à un studio de développement américain, jetant deux escouades militaires surentraînées dans un pays fictif du Moyen-Orient qui ne trompera personne, simulation militaire réaliste supposément destinée à l’entraînement ou à la distraction des troupes américaines avant de devenir aussi un produit commercial, Full Spectrum Warrior ne pouvait être qu’un instrument de propagande. Son gameplay extrêmement concentré, sa rigueur conceptuelle et sa réalisation au spectaculaire habilement soumis à la discipline d’une simulation militaire sans fard, crèvent tous les repères et redonnent une noblesse à l’exercice de la guerre au-delà de la pseudo carthasis interactive proposée, au mieux, par tous les autres jeux de guerre. Si propagande il y a derrière FSW, ce sera celle de rappeler que la guerre du XXIe siècle telle qu’elle est enseignée et officiellement pratiquée, ne souffre d’aucune négligence et surtout, ne tolère aucune mort. En tous cas du côté de l’armée des « justes », puisque l’on ne choisit pas son camp.

Du plomb dans la tête du joueur

La réussite troublante du fond et de la forme de FSW repose sur une série de paradoxes propres à remettre du plomb dans la tête du joueur facilement ébloui par les feux d’artifices de l’artillerie militaire. FSW brouille les repères physiques et moraux habituels du jeu vidéo. Contrairement à un jeu de stratégie temps réel, la caméra est avec les soldats, mobile, au ras du sol. Contrairement à un jeu d’action standard, le joueur n’investit pas un soldat en particulier, n’appuie jamais sur la gâchette : il dirige deux groupes de 4 fantassins maîtrisant, eux, parfaitement leur métier de militaire. Les chiens fous pressés d’en découdre n’ont pas leur place dans cette armée de techniciens et de tacticiens. Avec une organisation rigoriste des missions visiblement inspirée de véritables exercices militaires, FSW oblige à prendre son temps, à planifier alternativement, et au mètre près, les déplacements de ses deux escouades dans une ville désertée. Le traditionnel point du vue divin des RTS est abandonné pour plaquer le joueur au cœur de l’action avec une mise en scène subjective façon caméra embarquée complètement inspirée par le film La Chute du Faucon Noir de Ridley Scott, esthétique de couleurs saturées et musique à la Hans Zimmer incluses.

Le cerveau la meilleure arme

Chaque décision compte, et le cerveau est sans doute la première arme que l’on demande d’exploiter. Évidemment pas pour porter un jugement sur la validité de la guerre menée, un soldat reste un soldat, mais pour assurer une victoire de chaque instant de guerre. De fait, tout en offrant une expérience de jeu unique, et sans tomber dans la caricature de la discipline militaro-boy-scout décérébré, FSW redessine des valeurs essentielles (la vie, la mort, la réflexion, la camaraderie, l’entraide, l’autodiscipline…) que le jeu vidéo piétine allègrement depuis toujours. Ce jeu là ne crée certainement pas une conscience vis à vis d’un monde encore soumis à la dictature militaire, en revanche il revalorise un minimum la dignité et le comportement humain et, ce faisant, offre au jeu vidéo une éthique qui lui fait gravement défaut. Il faudra alors un jour s’expliquer sur une industrie du jeu vidéo assez folle pour laisser l’Armée elle-même venir lui faire la morale, de l’intérieur.

François Bliss de la Boissière

(Juin 2004, inédit prévu pour le mort né mensuel GameSelect)

 


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Comme dans la rue, pas de minimum requis. Ça fera plaisir, et si la révolution des microtransactions se confirme, l’auteur pourra peut-être continuer son travail d’information critique sans intermédiaire. Pour en savoir plus, n
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