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BEST OF JEUX 2016 : Voyages intérieurs

De la VR aux meilleurs jeux d’auteur, l’année 2016 peut se regarder comme un véritable trip intérieur. Au sens sensoriel cérébral et existentiel. Des voyages intérieurs physiques avec les casques de réalité virtuelle qui isolent du réel pour entrainer presque concrètement (le cerveau le croit) vers les mondes imaginaires et donc intériorisés. Et des parcours existentiels solitaires – et donc des trips introspectifs – avec les 3 jeux chefs d’oeuvre qui à mes yeux font l’année 2016 et qu’on installe au top du podium annuel sans les hiérarchiser

Ex aequo…
1 – INSIDE / The Witness / The Last Guardian
(Playdead/ Thekla Inc/ SIE & genDESIGN)
Une quête commune de découverte de soi et du monde dans lequel tout un chacun est enfermé, fut-il sombre, coloré ou immémorial. Trois oeuvres signées en toute liberté artistique par trois créateurs hors du commun : Art Jensen, Jonathan Blow et Fumito Ueda.

2 – Dishonored 2 (Arkane Studios)
Avouons avoir craint sur cette suite l’absence de l’illustrateur Viktor Antonov dont la patte graphique picturale avait tant marqué l’univers de Dishonored. Stupéfait devant un Dishonored 2 visuellement plus brillant encore que son prédécesseur, rendons aux césars, en l’occurence le directeur artistique Sébastien Mitton, le directeur Harvey Smith et tout Arkane Studios, ce qui leur appartient. Oui Dishonored 2 est un monstre visuel et de gameplay. L’architecture de la ville et le level design atteignent là un niveau d’esthétique et de cohérence inégalé.

3 – Titanfall 2 (Respawn Entertainment)
On croyait au projet dès le premier Titanfall et ce, même en l’absence inacceptable de campagne solo, parce qu’il faut toujours suivre la piste de ceux qui font et inventent plutôt que le nom d’une production qui passe de mains en mains (Call of Duty en ligne de mire). Et on aura donc eu raison de parier sur la maturité du talent du tandem Vince Zampella et Jason West qui donne avec Titanfall 2 une leçon de game et de level design à tous les FPS. On n’avait pas goûté une telle intégration depuis sans doute la série Half-Life, avec une campagne solo entre parkour en vue subjective, jeu de robots japonais et jeu de tir qui font un plaisir fou dans les mains et la tête.

4 – Dragon Quest Builders (Square Enix)
Le jeu made in Square Enix qui réveille par surprise la scène quasi moribonde du jeu vidéo japonais (pour se fâcher avec cette notion et l’auteur c’est par là). Rien d’original ici et même un projet commercial opportuniste très suspect à vouloir mélanger Minecraft avec la série Dragon Quest. Le résultat, si vous avez au moins essayé la démo gratuite, s’impose aussitôt. Une réalisation hyper soignée, un mélange en effet de Minecraft et de Dragon Quest, mais aussi, et peut-être surtout, une sensation d’avoir entre les mains un mini Zelda. Le truc ni fait ni à faire mais si bien conçu qu’on ne peut que craquer.

5 – Rise of The Tomb Raider : 20e anniversaire  (Crystal Dynamics)
Dès la fin 2015 sur Xbox One, la nouvelle Lara Croft semblait en mesure de battre Nathan Drake sur son propre terrain. Avec la version PS4 enfin jouable par tous, et en particulier en mode PS4 Pro 4K, je continue de penser que ce Tomb Raider fait mieux que le pourtant brillant Uncharted 4. Du moins question gameplay et level design. Ce Tomb Raider jette dans le mix action/aventure des doses d’open world qui laissent le joueur bien plus libre que dans les grands couloirs d’Uncharted 4.

6 – Uncharted 4 (Naughty Dog)
Clairement l’aboutissement technique de la vision de la série entre cinéma et jeu vidéo. Il n’y a guère que Naughty Dog capable de réussir cet exploit tenté par d’autres. Les scènes cinématiques sont assez bien jouées et écrites pour être regardées sans regret comme un spectacle passif, et les scènes d’action complètement dingues ne cessent de surprendre. Et puis Naughty Dog arrive à arracher à la PS4 des prouesses d’affichage inédites.

7 – Doom (id Software)
Une pure folie cinétique qui transforme ce bon vieux Doom en un FPS d’une grande modernité. Un level design extrêmement soigné avec des espaces intriqués et un touché de génie. Un jeu totalement rock.

8 – The Division (Ubisoft Massive)
Un gros choc esthétique que ce New York effondré sous la neige et les détritus visité presque tranquillement arme au point. Jusqu’à ce qu’on se cogne à la difficulté violente de la Darkzone, The Division est sans doute le meilleur héritier, en version urbaine, du concept de shooter partagé lancé par Destiny. Et puis, quel touché à la manette !

Dedans soi

Il est tout à fait étonnant que des jeux aussi singuliers et longs à accoucher que INSIDE (5 ans), The Witness (8 ans) et The Last Guardian (9 ans) sortent la même année. Une coïncidence improbable, surtout si l’on y ajoute l’avènement de la réalité virtuelle. La démonstration est ainsi faite, que même au-delà des drames planétaires, écologiques, politiques et du quota inhabituel de disparitions de célébrités du show-business, l’année 2016 aura été une année spéciale. Les astronomes nous expliqueront peut-être un jour ce qui dans les étoiles aura été si puissant pour impacter ainsi la fourmilière terrienne (on n’attendra pas un énième patch de No Man’s Sky pour la réponse). En attendant, mystère. Et du petit côté de la lorgnette industrielle du jeu vidéo, faut-il inclure dans ce bouleversement mondial, la naissance inédite de consoles next gen 2.5 avec la Xbox One S et la PS4 Pro qui va changer le tempo technologique attendu du monde console ? Le dépôt des armes de Nintendo aux pieds du marché mobile et en particulier d’Apple (je crois que mon appel fin 2015 au rassemblement complet des 2 entreprises est en bonne voie) ?

Aux antipodes interactifs et également raffinés, INSIDE et The Witness partagent une maîtrise technique et artistique totale du médium jeu vidéo. The Last Guardian accuse quelques hoquets ergonomiques mais l’objectif de son auteur Fumito Ueda de faire naître une relation empathique crédible entre un animal et un petit garçon est totalement atteint. Au point que l’on peut se demander si les trébuchements du petit garçon et les résistances agaçantes de Trico ne participent pas en réalité à créer ce triumvirat organique unique entre les 2 êtres virtuels et le joueur. Malgré tout le soin des animations, le petit garçon sans visage de INSIDE a lui aussi des hésitations. Là également ces pseudos imperfections provoquent sciemment chez le joueur un surcroit d’attachement et de responsabilité. Dans The Last Guardian et INSIDE la relation avec les créatures virtuelles devient symbiotique. Il ne s’agit plus de franchir des obstacles comme dans Uncharted ou Tomb Raider, mais de créer du lien, du relationnel, de l’affectif. Autant dire qu’il s’agit là d’un des Graal, de l’animation tout court (des Pixar aux Avatars précalculés de James Cameron), et du jeu vidéo qui, lui, vit l’action, et donc l’émotion, en temps réel.

Nous sommes évidemment ici à l’autre extrémité du spectre du jeu vidéo. À l’opposé de celui des personnages et avatars aux vertus d’abord statistiques, des affrontements multijoueur, de l’eSport désormais officialisé en France, et du succès emblématique cette année des orgies cartoons d’Overwatch. Ces nouveaux jeux du cirque sont totalement légitimes, on ne les conteste pas. Mais si vous êtes encore en train de lire ces lignes, vous saurez où le coeur et le cerveau de ce blog penchent. Les arènes de combats existent depuis l’antiquité au moins et ne surprennent pas plus en chair et en os qu’en pixels et polygones. En revanche,  faire naitre une relation complexe et presque humaine avec une créature virtuelle est inédit et donc un objectif de création fascinant. Et tant pis si personne ne sait vraiment aujourd’hui à quel vertige entre l’homme et la machine cela va conduire (sauf James – toujours lui – Cameron bien sûr). Et quand on tend vraiment l’oreille, même les aventures extérieures de Uncharted 4 et Rise of The Tomb Raider de 2016 entrainent leurs personnages principaux vers des interrogations existentielles intérieures. Qui suis-je dans l’univers ? Quel est mon rôle ? La fille et seulement la fille de mon père dont je suis les traces pour Lara Croft ? Suis-je un aventurier ? Un bon frère ? Un mauvais mari pour Nathan Drake ? Quand le jeu vidéo est à la hauteur comme il le fut plusieurs fois en 2016, à l’éternelle interrogation du que suis-je ou qui-suis-je propre à l’homme, le médium interactif répond comme les autres arts auparavant, avec la même et entière légitimité : je suis la question.

Les grands n’importe quoi…

On aurait tellement voulu les aimer sans condition…

Final Fantasy XV
Évidemment qu’une population de joueurs acharnés attachés à la culture japonaise, notamment en France, y trouvera son compte. Mais là où les 9 ans de The Last Guardian ont permis à son auteur d’aller au bout d’une vision unique simple mais extrêmement périlleuse à concrétiser, les 10 ans de rafistolage du projet Final Fantasy n’aboutissent qu’à un immense collage de gameplays et de styles de jeu sans queue ni tête. L’humour et la pseudo parodie ne compensent pas l’absence de direction artistique et interactive. On doit déjà savoir ce que je pense de l’ex scène du jeu vidéo japonais dont voilà un des derniers tristes exemples, je n’insisterai pas.

Mirror’s Edge Catalyst
La réussite du premier jeu expérimental (quasiment devenu culte) était donc un accident. Cette suite n’est qu’un foutoir glacé dont le gameplay rigide et les visuels sans âme arrivent trop tard dans la chronologie du jeu vidéo.

StarFox Zero
Nintendo achève là lui-même (enfin en déportant le crash sur Platinum games) le concept de jeu asymétrique. Le regard perdu entre deux écrans (celui de la télé et/ou du Gamepad) le joueur ne sait plus où donner de la tête pour piloter son engin. Sans compter une réalisation datée.

Quantum Break
Le jeu fait très propre dans les yeux et les mains mais, non, le collage série TV et jeu vidéo ne fonctionne que sur le papier et, dans le cas de Quantum Break, dans la tête des gens du marketing de la première Xbox TV-TV-TV One.

No Man’s Sky
Inutile de tirer sur l’ambulance cosmique. Seul un dieu est capable de concevoir un univers en quelques jours. Tout le monde sait ça sauf les humains de Hello Games apparemment. Il fut agréable d’y croire.

Battlefield 1
D’accord la licence artistique a tous les droits. Mais de là à mettre en vedette et couverture d’une simulation de la Première Guerre Mondiale qui a décimé les populations d’Europe un bataillon de soldats afroaméricains quand même minoritaire tout en zappant les armées françaises (sauf dans un DLC tardif et payant) et russes sous prétexte de « fun » est un peu léger et irresponsable. Les développeurs de jeu feraient bien de se responsabiliser un peu plus, leur audience peut être constituée de jeunes joueurs internationaux prenant pour argent content l’Histoire présentée dans leurs jeux vidéo. Une re visitation que l’on avait également dénoncée dans l’Assassin’s Creed Unity dédié à la Révolution Française.

Les jeux de courses automobiles en VR
Rien à faire, malgré les efforts sincères des développeurs pour s’adapter (Driveclub, Project Cars…) le mal au coeur est permanent, et la réduction de la qualité visuelle pour s’aligner avec la résolution des casques est une insulte au niveau qualitatif spectaculaire initial.

Coups de coeur

  • Pokémon Go
  • Zelda Twilight Princess HD
  • Dirt Rally
  • Forza Horizon 3
  • Paper Mario Color Splash
  • Far Cry Primal
  • Hyper Light Drifter
  • Gravity Rush Remastered

François Bliss de la Boissière


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Comme dans la rue, pas de minimum requis. Ça fera plaisir, et si la révolution des microtransactions se confirme, l’auteur pourra peut-être continuer son travail d’information critique sans intermédiaire. Pour en savoir plus, n
‘hésitez pas à lire ma Note d’intention.


 

The Witness, réflexions : La singularity de Jonathan Blow

Jouer à The Witness consiste d’abord à rentrer dans le cerveau de Jonathan Blow, son auteur. Sa manière de radiographier le monde et de le retranscrire sous une forme ludo-éducative. Le jeu aura beau prétendre circonscrire une île au milieu d’un Océan Wind Waker, l’habiller de couleurs Splatoon éclatantes et faire accroire à une aventure anecdotique sous bocal, The Witness parle du monde dans son entièreté. Peut-être même du cosmos. Et si le cerveau est un mini (quoique) cosmos. Tout serait dit.

Comment ne pas voir dans la plantation éparse de panneaux puzzles reliés les uns aux autres par des câbles lumineux, un réseau de synapses et de neurones cherchant à s’activer ? Une maquette de monde connecté en réseau, électrique en apparence, neuronal en profondeur. Chaque petit problème géométrique semble autonome jusqu’à ce qu’il produise dans le joueur participant des réactions de cause à effet. Les neurones s’activent un à un, le joueur comprend facilement ses premiers gestes sur la grille. Finement programmée, au service de l’efficacité comme de la satisfaction visuelle et motrice, le déplacement du simili curseur suivi de son petit serpent dessiné entre les cases est un plaisir de l’instant qui pourrait presque se suffire à lui-même. Qui se souvient du jeu Snake ?  Jonathan Blow assurément puisqu’il le fusionne avec la Bataille Navale sur canapé.

L’île du docteur Blow ne peut être qu’une métaphore, une modélisation de programmeur. Le mystère, qu’il faut entretenir le plus longtemps possible pour avoir le plaisir de le découvrir par soi-même, ne peut conduire qu’à une activation globale du cerveau-île-planète. Ou, pour le dire plus intuitivement, à une prise de conscience. C’est donc vers cet éveil progressif que le joueur avance. Prise de conscience des mécaniques de jeu, qui deviennent des mécanismes de fonctionnement de l’île, qui à leur tour lèvent le voile sur de nouveaux espaces et donc de nouveaux points de vues. À chaque étape géographique conquise s’attache un début de révélation. La topographie de ce jardin géant cache, derrière ses couleurs flamboyantes et ses feuillages choisis, une mise en scène de l’éveil, de l’awareness, si l’on se laisse aller à un anglicisme. L’homme ne comprend rien du pourquoi et du comment de la Terre et du cosmos mais il en a une intuition. Et il en est le témoin. Il en va de même sur l’île de Jonathan Blow.

Dans leur Myst et Riven des années 90, les frères Miller avaient fait appel à une magie pour donner naissance à des mondes par les livres. Ils s’autorisaient à court-circuiter la rationalité scientifique d’une ère industrielle à la Jules Verne par l’acte de foi que représente l’écriture. Cette métaphore ultime de l’imaginaire – le livre accouche des mondes – ne saurait être dépassée. Celle de The Witness, on le soupçonne en connaissant le mode de fonctionnement de son auteur et par les indices distillés dans l’île, ne peut être que purement scientifique et rationnelle. Ce qui se voit, ce qui se touche et réagit dans ce décor trop saturé de beau pour être vrai est, au plus, une mise en scène théâtrale des éventuelles conséquences de l’utilisation de la science et des technologies. On sent bien dans ce voyage interactif que l’auteur veut faire dialoguer la nature et la technologie. L’homme n’étant que l’interface, celui par qui les éléments s’articulent, l’agent déclencheur ou destructeur.

Ce qui était observable dans le style imposé de notre entretien  par Jonathan Blow « ce qui est dit est moins important que ce qui est impliqué », l’est également dans The Witness : ce qui se voit et s’entend est moins important que ce qui est impliqué. L’absence a valeur de présence. Drame ou épiphanie, fin du monde ou renaissance, la révélation finale importe peu. Chaque pas est motivé  par le fait que le joueur saisit très vite que quelque chose se dissimule derrière ce décor trop parfait. L’absence de toute vie humaine et animal est évidemment un signal fort d’anomalie. Mais comme nous sommes dans un jeu vidéo, cette absence pourrait passer pour le choix économique et fonctionnel d’une production indé au budget sous contrôle. Surtout si la présence de NPC ne servait à rien d’autre qu’à animer le décor. Sauf que ici et là on croise des statues d’êtres humains. Ou plutôt des hommes et des femmes pétrifiés dans une pose, surpris dans un moment de vie comme les habitants de Pompéi surpris par la lave du Vésuve.  Et contrairement au surprenant et pas si lointain The Talos Pinciple, The Witness ne s’annonce pas comme une simulation ni un test. Le dialogue avec une entité supérieure de Talos est muet et intériorisé dans The Witness. Puisqu’il ne s’impose pas au joueur, l’existence de ce dialogue intérieur ne dépend que du participant. Il n’est pas nécessaire à la résolution des énigmes mécaniques mais il légitimise leur présence sans pour autant servir de prétexte.

Comme Myst et Riven et quelques rares autres jeux vidéo (Limbo notamment), The Witness est davantage qu’un jeu vidéo. Et ce avant même de découvrir l’éventuelle et probable version en réalité virtuelle qui nous transportera pour de bon sur cette île. Le fond et la forme ne font plus qu’un pour offrir ce qu’on n’aurait jamais osé dire, ni même penser il y a 22 ans, mais qu’on affirme sans embarras ou peur du ridicule en 2016 : The Witness est aussi une oeuvre d’art contemporain. Une installation géante à ciel ouvert que l’on pénètre et observe. Ajoutons 2.0 à art contemporain si les gros mots font peur. Quoi qu’il en soit, de Duchamp (cinétisme) aux installations de Annette Messager, du land art à l’urban art comme ici  ou ici, du street art trigonométrique à cette vision anamorphique de la singularité technologique, The Witness brasse et régurgite dans son île aux enfants sans enfants, volontairement ou par influences collatérales, tout un pan de l’expression artistique contemporaine. Nous sommes quelques uns à guetter depuis longtemps la mutation du jeu vidéo en mode d’expression artistique sans pour autant perdre sa nature ludique et insouciante, ou même sa trivialité. Voilà.

Contrairement à l’auteur de ces lignes qui essaie de placer du sens sur ce qui suinte de l’écran mais reste non explicite, Jonathan Blow et sa petite équipe artistique ne font pas eux-même de citations directes (à notre connaissance) et de listing jouant au malin cultivé. À chacun de décrypter et interpréter le paysage au-delà des casse-têtes sur pieds. Quitte à aller jusqu’à guetter le mouvement des nuages. Sauf, tout de même, quand l’intellectuel Jonathan Blow fait intervenir quelques sommités de la science et de la pensée. Alors, le vrai jeu de piste commence. Celui des intentions.

Surpris et déçu que Blow recourt au truc surfait des audio logs pour, supposément, ne pas laisser le visiteur vraiment tout seul dans son île (ajout démagogique qui aurait pu être demandé par un producteur/éditeur, comme celle d’inclure une silhouette visible du joueur grâce à son ombre), on découvre une toute autre intention à l’écoute de ces audio logs (dits brillamment par des comédiens du jeu vidéo visiblement portés par des monologues ayant enfin du sens). En grillant toute chronologie historique et technologique, chaque mini, et rare, dictaphone oublié dans le décor fait entendre les réflexions de penseurs et scientifiques d’époques très variables. Le précoce mathématicien William K. Clifford du 19e siècle, le taoïste Tchouang-tseu (IVe siècle avant J.-C.), l’astrophysicien Arthur Eddington du début du 20e siècle, la bouddhiste Yung-chai Ta-shih (an 700), le spécialiste de la mécanique quantique Richard Feynman dont on retiendra au moins cette phrase : « J’ai la responsabilité de proclamer la valeur de la liberté (de penser) et d’enseigner que le doute ne doit pas être craint ». De la science à la philo en passant par la vie de tous les jours, chacun puisera dans les mystères de The Witness quelque nourriture spirituelle. Et quand même pas mal d’émerveillement.

François Bliss de la Boissière

Merci à danybliss pour les pistes artistiques (et l’aide sur quelques puzzles)…


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Jonathan Blow : Master class

L’auteur de Braid a rejoint ces rares créateurs qui font des jeux par intime conviction, les Fumito Ueda, David Cage, Lorne Lanning, Ken Levine (la liste est courte)… qui cherchent à raisonner le monde en utilisant le médium jeu vidéo. Mais à créations atypiques, auteurs singuliers… Jonathan Blow, comme ses semblables, ne se laisse pas facilement attraper.

Jonathan Blow © Giant Bomb

Le brouhaha Internet a fini par institué le polémique et trop jeune Phil Fish – créateur du magnifique Fez – en porte-parole énervé de la scène indé alors qu’en réalité, sous des manières de gentleman réfléchisseur, Jonathan Blow est sans doute le représentant involontaire (il refuse de jouer les porte-drapeaux) le plus à vif. Question de tempérament. Aux questions qui provoquent des coups de chaud et de sang chez le jeune Phil Fish (retiré depuis de l’oeil public), Jonathan Blow répond à froid, avec méthodes ou, le plus souvent, laisse glisser. Si on insiste il résiste, joue à l’occupé (il l’est, son jeu The Witness sort en exclusivité sur PlayStation 4 avant la fin de l’année), à celui qui ne comprend pas tout. L’exercice de l’interview ne l’intéresse pas et au fil des échanges, l’intervieweur se retrouve en train d’appliquer peu à peu malgré lui un nouveau tutorial d’échanges. Et quand l’auteur de Braid daigne répondre, il n’y a pas de gras, il parle directement à l’os.
Prétentieux ? Sans doute. Esprit fort et indépendant surtout. Programmeur d’abord, créateur précieux de jeux uniques ensuite, Jonathan Blow parle comme il conçoit ses jeux et donc nécessairement le monde. Ce qui est dit est moins important que ce qui est impliqué. Pour créer des jeux au gameplay émergeant (jamais le mot déjà passé de mode ne sera utilisé) il fallait bien une pensée au fonctionnement émergeant natif. Discussion à trous mais avec quelques clés…

Bliss : De Braid à The Witness, vous êtes à la recherche d’une communication muette directe entre le jeu et le joueur, et notamment directement à partir du gameplay… Comment fonctionnez-vous ?

Jonathan Blow : Oui, il y a définitivement dans mon style quelque chose qui fait que j’accorde de l’importance à une communication ne passant pas par le langage. Plutôt que de le dire en mots dans un tutorial laborieux, j’essaie que mes jeux fassent par eux-mêmes la démonstration de ce que vous pouvez y faire. Le processus de conception consiste essentiellement à, d’abord, écouter le jeu, attentivement, de façon à découvrir où celui-ci veut aller et ce qu’il veut montrer aux gens ; puis à décortiquer le résultat en petits paliers simples. Il s’agit de simplifier pour la personne qui joue le voyage qui va de l’absence de connaissance du jeu jusqu’à une connaissance profonde. Cela ne me semble pas si difficile à faire, et le résultat a tendance à être très intéressant. Mais ce n’est pas une pratique adoptée par l’industrie en général.

Bliss : D’abord cérébraux, vos jeux pourraient fonctionner avec n’importe quelle apparence visuelle, et pourtant vous mettez un point d’honneur qu’ils soient spéciaux et « parfaits », pourquoi ?

Jonathan Blow : Les visuels soutiennent le jeu de bien des manières. En premier lieu, de bons visuels font partie de la façon dont vous communiquez au joueur qu’il est entre de bonnes mains. Si le joueur voit que la représentation visuelle n’a pas été soignée, alors il sait aussitôt qu’il ne s’agit pas là d’un jeu où chaque détail a été minutieusement préparé. Alors, si les visuels ne sont pas fignolés, peut-être que le gameplay non plus. Et quand arrive le moment inévitable où le joueur ne comprend pas – encore – ce qui lui arrive, au point de, en quelque sorte, commencer à contester le jeu dans son ensemble, le joueur accordera moins le bénéfice du doute au jeu. Tandis que quand l’expérience commence bien, il est beaucoup plus facile pour le joueur de faire ensuite confiance au jeu, de savoir que si quelque chose ne semble pas clair, c’est probablement intentionnel, qu’il existe une raison. Ce processus se passe essentiellement inconsciemment, je pense.

Bliss : Braid et The Witness mettent en scène la solitude à une époque où les jeux vidéo s’enorgueillissent en affichant des dizaines de personnages à l’écran, jouables ou non jouables. Votre approche est artistique technique ?

Jonathan Blow : Oui, ces deux jeux parlent du fait d’être seul, mais ils présentent des façons différentes d’être seul. Chaque jeu a son propre parfum. Mon prochain jeu n’aura probablement pas ce sentiment de solitude. Mais pour un jeu d’aventure comme The Witness inspiré par l’esprit des deux premiers Myst, être seul semblait juste.

Bliss : Qu’est-ce qui est important pour vous : que votre jeu dise quelque chose sur la condition du médium jeu vidéo ou qu’il dise quelque chose sur le monde autour de lui ?

Jonathan Blow : C’est différent pour chaque jeu, et pour moi qui change avec le temps. Avec Braid j’étais un peu en train de montrer que le jeu vidéo peut faire certaines choses. Mais, honnêtement, je ne suis plus intéressé par ça désormais. Le problème c’est que tant de jeux idiots continuent à être faits. Je ne suis pas sûr que je puisse adresser de manière productive cette inertie culturelle, à part en faisant davantage de bons jeux, ce qui est bien mon intention. Quant à dire quelque chose sur le monde, eh bien, peut-être, mais je ne raisonne pense pas tout à fait de cette manière. Je ne suis pas vraiment intéressé à concevoir un jeu avec un thème politique, par exemple. Je suis surtout captivé par l’observation ce qui se passe sous certaines circonstances, et d’en faire un rapport détaillé. Donc il s’agit sans doute d’un commentaire « à propos du monde » d’une certaine façon, mais pas vraiment de la manière que les gens attendent.

Bliss : Un jeu peut-il être ouvertement utilisé comme le moyen d’expression d’une personne ?

Jonathan Blow : Je ne comprends pas pourquoi quelqu’un poserait encore cette question. Nous sommes dans un monde où quelqu’un peut empiler une pile de rochers sur une plage interprété alors évidemment comme une expression artistique, mais par ailleurs un jeu vidéo ne pourrait pas l’être ? Quel sens cela fait-il ? Je ne me sens pas concerné par la notion populaire de jeu vidéo. La plupart des jeux vidéo d’aujourd’hui peuvent sauter d’une falaise sans que que cela m’atteigne. Visiblement un grand nombre de gens ont envie de jouer de tels jeux, très bien, mais moi, non.

Bliss : Vous vous désintéressez du jeu vidéo d’aujourd’hui mais votre envie d’en faire vous-même vient bien de quelque part. Quelles ont été vos premières influences ?

Jonathan Blow : Jeune je jouais à énormément de jeux vidéo. Je peux vous dire quelques favoris, comme l’aventure textuelle Trinity de Brian Moriarty (1986), ou la station de travail de collège Netrek (un des premiers jeux en ligne en 1988, ndr) mais c’est assez difficile de voir une connexion entre eux et ce que je réalise maintenant. Je dirais que plus récemment le jeu non électronique Zenda m’a influencé substantiellement. Plus spécifiquement, pour Braid le livre Villes Invisibles (1973) de Italo Calvino a eu une influence majeure, bien que cela soit difficile de voir ça dans le résultat final.

Bliss : Qu’est-ce qui vous a marqué esthétiquement, des peintres, des illustrateurs, des… architectes ? Braid a une esthétique jeu vidéo mais The Witness semble utiliser des techniques d’aquarelle…

Jonathan Blow : Visuellement, je choisis n’importe quel style réclamé par un jeu. Cela change d’une réalisation à l’autre. Le style de Braid n’est pas venu directement d’un peintre en particulier, mais parce que je voulais un monde qui exprime une touche humaine là où la plupart des plateformers du moment utilisaient des palettes stériles de couleurs 3D précalculées. Je voulais provoquer une incertitude dans le ressenti des déplacements tout en s’assurant que tout ce qui peut être touché pendant le gameplay paraisse solide et certain. The Witness a un style visuel très différent parce que le gameplay est différent. Ce que font les peintres quand ils peignent une scène est vraiment différent de ce que nous faisons maintenant quand nous devons restituer une scène en 3D dans un ordinateur. Je ne sais même pas vraiment comment franchir le pont qui sépare les deux en terme de moyen d’expression. Je pense que si vous essayez de restituer une apparence graphique façon peinture cela va juste être une faible imitation, à moins de travailler très dur à comprendre quels sont les vrais paramètres expressifs du système que vous devez préparer, puis, plutôt que de copier la peinture de quelqu’un, de les utiliser pour aller là où ils veulent aller. Je pense que pour faire un bon travail avec ça il faudrait un vaste projet de recherche, ce qui pourrait m’intéresser d’entreprendre un jour, mais là maintenant j’ai beaucoup d’autres choses à m’occuper.

Propos recueillis en septembre 2013 par François Bliss de la Boissière

Bio check

Indépendant à tout prix

42 ans, programmeur et concepteur américain de jeux vidéo, Jonathan Blow est définitivement apparu sur la carte des grands du jeu vidéo lors de la sortie de l’ovni vidéoludique Braid en 2008 conçu en 4 ans. Développeur autonome, il fait néanmoins entendre sa voix dans les diverses manifestations professionnelles du secteur (Game Developer Conference…). Bien que co-fondateur de l’Indie Fund qui finances des projets indépendants, Blow se défend de représenter la scène ou les jeux indés dont il se « sent actuellement plutôt éloigné ». Son jeu The Witness, un héritier contemporain de Myst, doit sortir en exclusivité provisoire sur la PlayStation 4 de Sony.

François Bliss de la Boissière

(Publié en décembre 2013 dans le bimestriel Games)

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Games #1 Jonathan Blow by Bliss de la Boissière Games #1 Jonathan Blow by Bliss de la Boissière

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