Toute œuvre d’importance est un manifeste. Elle interprète le monde, renvoie à sa propre condition, interroge et s’élève. Des années après sa sortie, Okami continue de hanter le joueur et confirme sa place majeure dans l’histoire du jeu vidéo.
Okami : Manifeste interactif
Toute oeuvre d’importance est un manifeste. Elle interprète le monde, renvoie à sa propre condition, interroge et s’élève. Plus elle est authentique, plus elle communique sa vérité, et plus elle a le potentiel d’entraîner le témoin, spectateur ou auditeur dans son vertige. Le jeu vidéo a parfois atteint ce potentiel sublime. Ico, Shadow of the colossus, Zelda : Ocarina of Time et Makora’s Mask (certains citeront le -trop- militaire Metal Gear Solid 2) font partie des rares références d’un médium encore balbutiant et strangulé, comme le cinéma, par le marché. En dehors du temps et des contraintes, et donc déjà incompréhensible, soutenu par une pesanteur auto générée, tournant sur une rotative dont chaque révolution propose un nouvel imprimé, jeu de couleurs, d’émois et d’humours, de théâtres et de gestes, Okami ouvre un nouveau livre de mystères et vient s’ajouter à cette courte liste. Comme ses prédécesseurs, phénomènes propres à l’évolutivité constante de l’informatique derrière la fabrication du jeu vidéo, Okami asservit et transcende la technologie dont il dépend (exclusivement sur PS2 à sa sortie, réédité sous différents formats depuis, dont une version HD en 2017). Fond et forme fusionnent en un instant T unique qu’inspiration et technologie ne croiseront jamais plus, un moment magique comme une aurore boréale, possible seulement à un moment précis des courbes du temps, de l’espace, de la matière, de la lumière et de la poésie.
Dans un registre foisonnant hallucinatoire, aux antipodes du minimalisme chic monochrome et presque neutre des oeuvres de Fumito Ueda, l’Okami de Hideki Kamiya (Devil May Cry, Resident Evil 2, Viewtiful Joe) va là où le cell-shading de The Wind Waker s’est arrêté et franchit sans complexe la frontière culturelle tabou entre le populaire dessin animé interactif et l’élitiste tableau animé. Se faisant, Okami se saisit providentiellement de tout le spectrum du jeu vidéo japonais sur console pour célébrer une messe dionysiaque, animiste et panthéiste. Le spectateur, pourtant joueur totalement concerné et impliqué par les ressorts dramatiques et interactifs du jeu, se fait docilement instrumentaliser par un maelström dynamique au service d’une célébration picturale non référencée. Les détails évoquent leurs sources mais n’expliquent ni identifient l’ensemble. Les contours au fusain et à l’encre de chine, les aplats de peinture à l’eau et d’encres diluées ne se contentent pas de délimiter les personnages, les volumes et les paysages, ils laissent deviner un horizon non horizontal, testent les dimensions, initient des perspectives aussitôt dénoncées. Les humeurs des habitants de ce faux monde traditionnel japonais baptisé « nippon » sont signalées par des bulles de BD aux contours aussi fébriles que la psyché humaine. Ces créature humaines ou divines parlent borborygmes comme ceux d’Animal Crossing. Le timbre et le rythme de ce langage pré-accouchement en disent plus long sur la vie intérieure de chacun que des phrases dites tout haut. Les fins dialogues alors à lire s’inscrivent dans l’esprit comme une petite littérature suspendue aux pulsions intérieures des personnages. Premier et second degré cohabitent dans les échanges entre les personnages comme dans la restitution du monde à double lecture entre BD et peinture.
Innocence artistique
Un des grands frissons induit par le jeu vidéo vient de la conscience qu’un jeu réussi peut potentiellement toucher quelque chose de nouveau, de pas encore expliqué. Une réalisation comme Okami, justement, éveille des émotions et des sensations n’appartenant à aucun autre médium, et à peine à d’autres jeux. Le mot jeu pourtant si ludique et si agréablement léger ne s’applique plus. Sa majesté et son innocence artistique ne peuvent coexister sans l’acceptation du présomptueux mais nécessaire mot « oeuvre ». Bien sûr, à faire cavaler et se battre le loup blanc divin ressuscité après 100 ans de statufication, le joueur retrouve aux bouts des doigts des réflexes et des aptitudes récoltées ailleurs. Mais l’addition de tous ses éléments, ou plutôt leur synthèse, ne saurait se réduire à leur accumulation, à la litanie des références graphiques et interactives ou à une tentative d’étiquetage culturel ou marketing. Ceci est une oeuvre et, à ce titre, elle s’appréhende comme une chose neuve, une magie accouchée par une poignée de prestidigitateurs japonais traversés par des inspirations qu’il serait dangereux de vouloir absolument pister.
Si l’oeil ou le touché ne suffisent pas aux sceptiques à reconnaître sa qualité d’oeuvre artistique à Okami, la prise de risque conceptuelle, flagrante, avec ses contours et ses aplats de couleurs sans cesse en mouvement, plus subtil avec son univers ancré dans la culture féodale japonaise aussitôt moquée, devraient y suffire. Comme le fait que les dizaines d’heures de jeu se pratiquent sans faillir grâce à un programme extrêmement sophistiqué en coulisses, et que le joueur doit s’investir dans la manipulation d’un quadrupède élégant mais pas si charismatique (il grogne, baille et dort) et, surtout, loin du facile anthropomorphisme habituel du jeu vidéo. Ni bête, hi humain, ni dieu, ni concepteur du jeu, le joueur d’Okami est dans le jeu et hors jeu, il est poussé à la prise de conscience de tous les rouages interactifs, des anodins aux supérieurs. L’utilisation indispensable et génialement intuitive du pinceau passe par une touche « Pause » maintenue qui immobilise le monde et lui enlève sa couleur le temps d’appliquer le geste voulu. Malgré sa toute puissance sur le jeu, cette fonction s’avère totalement intégrée. Elle domine l’action mais ne la subordonne pas, malgré son irruption extra dimensionnelle, elle ne détruit aucune hiérarchie interactive. Bien au contraire elle la canalise, l’ordonne et légitime l’ensemble.
Dionysos & fils
Okami se trouve sans aucun doute sur le trajet de la flèche lancée par Link vers le soleil du Lake Hylia de Ocarina of time en 1998. Celle qui transforme le joueur -tueur-bagarreur ordinaire- en deus ex machina, en artiste-acteur brusquement responsable d’une création à valeur universelle. Un Link dorénavant apte à faire lever le soleil ou tomber la nuit d’un coup de flûte, à faire pleuvoir. Avant de conduire au « pinceau céleste » d’Okami, cette flèche mystique allant chercher dans les cieux un pouvoir divin sur la nature à redonner à l’homme, est passée par le petit Link de The Wind Waker habilité à son tour d’un coup de baguette magique de chef d’orchestre à faire souffler le vent vers le nord ou vers le sud, en direction du soleil levant ou couchant. Les poils du pinceau du ciel entre les mains du joueur d’Okami sont taillés pour tout cela et plus. Contrôler l’eau, le feu et les éclairs, dessiner et créer ex nihilo des ponts et des bombes explosives colorées, peindre le soleil ou la lune sur la toile de fond de l’univers ou faire souffler le vent pour pousser des nénuphars créés, eux aussi, d’un coup de pinceau magistral, ne sont pourtant rien à côté du pouvoir de régénération de la brosse céleste. La plus essentielle des activités d’Amaterasu Okami, celle justifiant le retour parmi les vivants de la déité lupine, consiste à chasser une brume maléfique et à réinsuffler la vie à la nature en berne. Une banalité scénaristique très vite transfigurée par des auteurs en quête d’hauteur. Quelques coups de brosse sur un sol desséché et herbes et fleurs se mettent tout à coup à jaillir. Un geste circulaire leste du méta pinceau autour d’un trèfle flétri, d’un arbre calciné, et des geysers de couleurs, de pétales, de bourgeons et de fleurs envahissent l’écran, puis le paysage. Jamais l’expression française « redonner des couleurs » n’aura été aussi adaptée. Cette volonté créatrice en marche est forte au point de faire apparaître de l’herbe fraîche sous les pas du loup démiurge lorsqu’il trotte, ou des fleurs éclatantes quand il galope. Faisant fi de toute extase béate trop respectueuse, l’hymne à la nature et à la vie chanté par Okami regorge d’une vitalité lucide capable de nourrir la dérision enfantine comme l’appétit sexuel, le paganisme et le rationalisme, la prière et la liberté de railler, l’inutile et l’indispensable, l’expérimental et le définitif.
Coup de patte magistral
Les gamers voudront évidemment identifier les seuils de résistance du jeu, les prouesses interactives promises implicitement par le qualificatif « jeu ». Les épreuves seront facilement énumérées ailleurs. Contentons-nous de dire ici que tous les constituants d’un très riche et épique jeu d’aventure-action sont réunis et magnifiés. Que le pinceau céleste est aussi un sabre ou un fouet, que les combats faussement suspendus hors de l’espace-temps du jeu détournent et s’approprient, là aussi, les clichés des affrontements dématérialisés des RPG traditionnels japonais pour les amener vers une arène inédite totalement physique. Contrôler un quadrupède canin au lieu d’un bipède simiesque se fait avec une spontanéité à la fois naturelle (sans heurt) et déviante (inimaginable). La première différence s’introduit ainsi. Le reste suit pendant des dizaines d’heures un chemin destiné à s’épanouir dans le coeur, l’esprit et le corps du joueur acceptant, pour une fois, de devenir instigateur et réceptacle modeste du vivant plutôt qu’instrument de mort.
Pour engager une conversation avec un personnage non interactif, le jeu vidéo a pour convention de faire appuyer sur le bouton « parler ». Dans Okami, la même fonction s’appelle « écouter ». Une nuance qui suffit en soi à définir l’intelligence du propos. Ecoute, nous dit le jeu, et regarde.
François Bliss de la Boissière
(Publié en février 2007 sur Chronic’art en ligne)