L’auteur de Braid a rejoint ces rares créateurs qui font des jeux par intime conviction, les Fumito Ueda, David Cage, Lorne Lanning, Ken Levine (la liste est courte)… qui cherchent à raisonner le monde en utilisant le médium jeu vidéo. Mais à créations atypiques, auteurs singuliers… Jonathan Blow, comme ses semblables, ne se laisse pas facilement attraper.
Le brouhaha Internet a fini par institué le polémique et trop jeune Phil Fish – créateur du magnifique Fez – en porte-parole énervé de la scène indé alors qu’en réalité, sous des manières de gentleman réfléchisseur, Jonathan Blow est sans doute le représentant involontaire (il refuse de jouer les porte-drapeaux) le plus à vif. Question de tempérament. Aux questions qui provoquent des coups de chaud et de sang chez le jeune Phil Fish (retiré depuis de l’oeil public), Jonathan Blow répond à froid, avec méthodes ou, le plus souvent, laisse glisser. Si on insiste il résiste, joue à l’occupé (il l’est, son jeu The Witness sort en exclusivité sur PlayStation 4 avant la fin de l’année), à celui qui ne comprend pas tout. L’exercice de l’interview ne l’intéresse pas et au fil des échanges, l’intervieweur se retrouve en train d’appliquer peu à peu malgré lui un nouveau tutorial d’échanges. Et quand l’auteur de Braid daigne répondre, il n’y a pas de gras, il parle directement à l’os.
Prétentieux ? Sans doute. Esprit fort et indépendant surtout. Programmeur d’abord, créateur précieux de jeux uniques ensuite, Jonathan Blow parle comme il conçoit ses jeux et donc nécessairement le monde. Ce qui est dit est moins important que ce qui est impliqué. Pour créer des jeux au gameplay émergeant (jamais le mot déjà passé de mode ne sera utilisé) il fallait bien une pensée au fonctionnement émergeant natif. Discussion à trous mais avec quelques clés…
Bliss : De Braid à The Witness, vous êtes à la recherche d’une communication muette directe entre le jeu et le joueur, et notamment directement à partir du gameplay… Comment fonctionnez-vous ?
Jonathan Blow : Oui, il y a définitivement dans mon style quelque chose qui fait que j’accorde de l’importance à une communication ne passant pas par le langage. Plutôt que de le dire en mots dans un tutorial laborieux, j’essaie que mes jeux fassent par eux-mêmes la démonstration de ce que vous pouvez y faire. Le processus de conception consiste essentiellement à, d’abord, écouter le jeu, attentivement, de façon à découvrir où celui-ci veut aller et ce qu’il veut montrer aux gens ; puis à décortiquer le résultat en petits paliers simples. Il s’agit de simplifier pour la personne qui joue le voyage qui va de l’absence de connaissance du jeu jusqu’à une connaissance profonde. Cela ne me semble pas si difficile à faire, et le résultat a tendance à être très intéressant. Mais ce n’est pas une pratique adoptée par l’industrie en général.
Bliss : D’abord cérébraux, vos jeux pourraient fonctionner avec n’importe quelle apparence visuelle, et pourtant vous mettez un point d’honneur qu’ils soient spéciaux et « parfaits », pourquoi ?
Jonathan Blow : Les visuels soutiennent le jeu de bien des manières. En premier lieu, de bons visuels font partie de la façon dont vous communiquez au joueur qu’il est entre de bonnes mains. Si le joueur voit que la représentation visuelle n’a pas été soignée, alors il sait aussitôt qu’il ne s’agit pas là d’un jeu où chaque détail a été minutieusement préparé. Alors, si les visuels ne sont pas fignolés, peut-être que le gameplay non plus. Et quand arrive le moment inévitable où le joueur ne comprend pas – encore – ce qui lui arrive, au point de, en quelque sorte, commencer à contester le jeu dans son ensemble, le joueur accordera moins le bénéfice du doute au jeu. Tandis que quand l’expérience commence bien, il est beaucoup plus facile pour le joueur de faire ensuite confiance au jeu, de savoir que si quelque chose ne semble pas clair, c’est probablement intentionnel, qu’il existe une raison. Ce processus se passe essentiellement inconsciemment, je pense.
Bliss : Braid et The Witness mettent en scène la solitude à une époque où les jeux vidéo s’enorgueillissent en affichant des dizaines de personnages à l’écran, jouables ou non jouables. Votre approche est artistique technique ?
Jonathan Blow : Oui, ces deux jeux parlent du fait d’être seul, mais ils présentent des façons différentes d’être seul. Chaque jeu a son propre parfum. Mon prochain jeu n’aura probablement pas ce sentiment de solitude. Mais pour un jeu d’aventure comme The Witness inspiré par l’esprit des deux premiers Myst, être seul semblait juste.
Bliss : Qu’est-ce qui est important pour vous : que votre jeu dise quelque chose sur la condition du médium jeu vidéo ou qu’il dise quelque chose sur le monde autour de lui ?
Jonathan Blow : C’est différent pour chaque jeu, et pour moi qui change avec le temps. Avec Braid j’étais un peu en train de montrer que le jeu vidéo peut faire certaines choses. Mais, honnêtement, je ne suis plus intéressé par ça désormais. Le problème c’est que tant de jeux idiots continuent à être faits. Je ne suis pas sûr que je puisse adresser de manière productive cette inertie culturelle, à part en faisant davantage de bons jeux, ce qui est bien mon intention. Quant à dire quelque chose sur le monde, eh bien, peut-être, mais je ne raisonne pense pas tout à fait de cette manière. Je ne suis pas vraiment intéressé à concevoir un jeu avec un thème politique, par exemple. Je suis surtout captivé par l’observation ce qui se passe sous certaines circonstances, et d’en faire un rapport détaillé. Donc il s’agit sans doute d’un commentaire « à propos du monde » d’une certaine façon, mais pas vraiment de la manière que les gens attendent.
Bliss : Un jeu peut-il être ouvertement utilisé comme le moyen d’expression d’une personne ?
Jonathan Blow : Je ne comprends pas pourquoi quelqu’un poserait encore cette question. Nous sommes dans un monde où quelqu’un peut empiler une pile de rochers sur une plage interprété alors évidemment comme une expression artistique, mais par ailleurs un jeu vidéo ne pourrait pas l’être ? Quel sens cela fait-il ? Je ne me sens pas concerné par la notion populaire de jeu vidéo. La plupart des jeux vidéo d’aujourd’hui peuvent sauter d’une falaise sans que que cela m’atteigne. Visiblement un grand nombre de gens ont envie de jouer de tels jeux, très bien, mais moi, non.
Bliss : Vous vous désintéressez du jeu vidéo d’aujourd’hui mais votre envie d’en faire vous-même vient bien de quelque part. Quelles ont été vos premières influences ?
Jonathan Blow : Jeune je jouais à énormément de jeux vidéo. Je peux vous dire quelques favoris, comme l’aventure textuelle Trinity de Brian Moriarty (1986), ou la station de travail de collège Netrek (un des premiers jeux en ligne en 1988, ndr) mais c’est assez difficile de voir une connexion entre eux et ce que je réalise maintenant. Je dirais que plus récemment le jeu non électronique Zenda m’a influencé substantiellement. Plus spécifiquement, pour Braid le livre Villes Invisibles (1973) de Italo Calvino a eu une influence majeure, bien que cela soit difficile de voir ça dans le résultat final.
Bliss : Qu’est-ce qui vous a marqué esthétiquement, des peintres, des illustrateurs, des… architectes ? Braid a une esthétique jeu vidéo mais The Witness semble utiliser des techniques d’aquarelle…
Jonathan Blow : Visuellement, je choisis n’importe quel style réclamé par un jeu. Cela change d’une réalisation à l’autre. Le style de Braid n’est pas venu directement d’un peintre en particulier, mais parce que je voulais un monde qui exprime une touche humaine là où la plupart des plateformers du moment utilisaient des palettes stériles de couleurs 3D précalculées. Je voulais provoquer une incertitude dans le ressenti des déplacements tout en s’assurant que tout ce qui peut être touché pendant le gameplay paraisse solide et certain. The Witness a un style visuel très différent parce que le gameplay est différent. Ce que font les peintres quand ils peignent une scène est vraiment différent de ce que nous faisons maintenant quand nous devons restituer une scène en 3D dans un ordinateur. Je ne sais même pas vraiment comment franchir le pont qui sépare les deux en terme de moyen d’expression. Je pense que si vous essayez de restituer une apparence graphique façon peinture cela va juste être une faible imitation, à moins de travailler très dur à comprendre quels sont les vrais paramètres expressifs du système que vous devez préparer, puis, plutôt que de copier la peinture de quelqu’un, de les utiliser pour aller là où ils veulent aller. Je pense que pour faire un bon travail avec ça il faudrait un vaste projet de recherche, ce qui pourrait m’intéresser d’entreprendre un jour, mais là maintenant j’ai beaucoup d’autres choses à m’occuper.
Propos recueillis en septembre 2013 par François Bliss de la Boissière
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Indépendant à tout prix
42 ans, programmeur et concepteur américain de jeux vidéo, Jonathan Blow est définitivement apparu sur la carte des grands du jeu vidéo lors de la sortie de l’ovni vidéoludique Braid en 2008 conçu en 4 ans. Développeur autonome, il fait néanmoins entendre sa voix dans les diverses manifestations professionnelles du secteur (Game Developer Conference…). Bien que co-fondateur de l’Indie Fund qui finances des projets indépendants, Blow se défend de représenter la scène ou les jeux indés dont il se « sent actuellement plutôt éloigné ». Son jeu The Witness, un héritier contemporain de Myst, doit sortir en exclusivité provisoire sur la PlayStation 4 de Sony.