La console à écran tactile Dual Screen (DS) que vient d’inventer Nintendo va beaucoup plus loin que d’offrir simplement une nouvelle interface de jeu. Elle met littéralement à portée de mains la matière numérique jusque là observable mais insaisissable. Après la percée insouciante du jeu, tous les outils numériques utiliseront bientôt ce genre d’interface. Nintendo est le premier à nous tendre la main vers la matrice. Demain, forcément, nous y pénétrerons corps et âmes. En attendant, nous effleurons le futur.
Nintendo a présenté aux États-Unis une console portable d’un tout nouveau genre. Grande sœur émancipée de la GBA SP, la DS est constituée de deux écrans dont la gémellité spectaculaire cache une autre innovation faisant date : la surface tactile de l’écran du bas. Après des années de recherches et d’inventions pour assouplir l’interface homme-machine à jouer (manettes avec croix directionnelle, boutons latéraux, contrôle analogique fin, disposition recherchée des boutons, vibration interactive, connexion sans fil…), Nintendo vient d’atteindre le seuil suprême de l’ergonomie en supprimant purement et simplement la manette de jeu si chère aux joueurs et si incongrue aux non pratiquants. Pour jouer et manipuler les futurs jeux de cette provisoirement nommée Dual Screen, il suffit de savoir tenir un stylet comme un stylo ou, encore plus spontanément : son doigt.
Contact toujours plus intime
Si le principe existe déjà sur PDA, les premières expériences interactives Dual Screen vont beaucoup plus loin, non seulement en proposant des vrais jeux innovants, mais aussi en concrétisant une interface tactile si intuitive et performante de volumes en 3D qu’elle pourrait trouver des applications dans bien des domaines : télécommandes diverses, téléphones mobiles, tablettes PC et n’importe quelle surface de contrôle à vocation conviviale et donc tactile… Outre la précision et la simplicité réussie de l’interface qui, encore une fois, fonctionne aussi bien au stylet qu’au doigt – ou au coton tige si l’on craint de rayer un écran déjà plus résistant que tout ce qui existe – c’est le lien de plus en plus étroit de l’homme avec la matière numérique qui marque ici une étape véritablement majeure des relations humaines avec le virtuel. Cette fois, plus de métaphores, l’humain touche vraiment du doigt un matériau numérique qu’il manipulait jusque là de loin à l’aide de nombreux artifices mécaniques : manette, clavier, souris, volant, gants expérimentaux…
Numérique, matière malléable
Même si ce contact se limite encore à la froideur lisse de l’écran, la consistance, la souplesse et la soumission des objets ou êtres vivants virtuels animés en volume derrière l’écran initient brusquement une nouvelle forme de rapport si intime avec le numérique qu’elle rend de facto toutes les autres obsolètes. Cette interface ludique révèle tout à coup que, en dehors de tout jeu, le matériau numérique livré à l’état brut a le potentiel de redevenir une matière malléable comme la glaise ou la pâte à modeler propre à la sculpture et donc, à la modélisation d’un monde. Mis à part la force de pression et la vibration réactive non incluses (cela ne saurait tarder) sur cette première version de console destinée à être commercialisée à grande échelle, l’écran tactile de la Dual Screen réagit finement à la quantité de surface pressée (de la précision chirurgicale d’un pixel à la « lourdeur » de plusieurs doigts). La durée de la pression comme la vitesse de déplacement du doigt sont autant de signaux interactifs avérés confortant la relation physique du corps humain avec la matière à l’affût derrière l’écran.
Nouvelle ère programmée
La console Nintendo Dual Screen est peut-être présentée à l’Homme comme un simple objet ludique destiné à réconcilier tout le monde autour du jeu vidéo, mais on peut aussi y voir une avancée sans précédent, et dorénavant nécessaire, dans le rapport qu’entretient l’homme, parfois malgré lui, avec l’espace informatique jusque là insaisissable. Au moment où la démocratisation de l’Internet entraîne toutes les couches de la population au dialogue quotidien avec l’intelligence numérique, la console Dual Screen, à la fois expérimentale et formatée pour le grand public, est le premier pas, volontaire ou non, vers une nouvelle ère dorénavant programmée. Signe des nouveaux temps modernes, l’oublié précurseur du jeu vidéo des années 80, Nolan Bushnell (Pong, Atari), travaille à l’heure actuelle lui aussi sur des jeux à écran tactile.
Quand le virtuel devient concret
Tout à coup indispensable, après des années d’abstraction intellectuelle, la relation avec le virtuel devient concrète, tangible. à cause de cette toute nouvelle aptitude à manipuler sans complexe avec une main biologique la matière virtuelle jusque là enfermée dans son propre univers numérique, une ligne vient d’être franchie. Sûrement blanche pour certains, déjà pointillée pour les joueurs. Ténue, la frontière entre le réel et le virtuel est cette fois vraiment critique. Dès la sortie de la Dual Screen la fusion des deux mondes sera pour de bon d’actualité. Qui mangera qui ? Pour l’instant c’est bien l’homme qui caresse le Pokémon gazouillant derrière l’écran. Mais demain ? Déjà, enfermé dans son jardin virtuel au creux de notre main, le petit Pikachu ricanant réclame toutes les attentions : il faut lui gratter le dos, le nourrir, le caresser dans le sens du poil. De quel côté va s’ouvrir la fenêtre ?
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François Bliss de la Boissière
(Inédit de juin 2004 destiné au mensuel mort né GameSelect)