David Cage entretien : Le Maître Artisan 2/3, le voyage est l’essentiel,

David Cage a changé en dix ans. Il a désormais cette aura particulière indéfinissable des gens habitués aux regards et aux caméras. Et peut-être au succès. Entretien fleuve 2e partie…

Bien que ses jeux en forme de manifestes disent le contraire, Cage, de sa voix toujours trop calme qui tient l’ego en laisse, affirme ne pas avoir de grand message à délivrer, ne se revendique ni artiste, ni même auteur. « J’ai juste l’impression d’être un artisan qui fait son travail ».

François Bliss de la Boissière

david-cage 2014 DR

Entretien 2e partie : Le voyage est essentiel

Bliss & EH : Le chapitrage désordonné du jeu semble dessiner à l’écran le concept de narration élastique que vous défendez depuis longtemps…

David Cage : Nous avons simplement présenté ces scènes par leurs titres, en montrant où elles se situent dans la vie de Jodie. L’idée était surtout d’aider le joueur à s’y retrouver. D’autant que nous voulions garder des choix implicites, qu’ils se fassent en jouant, aient des conséquences tout en gardant l’expérience fluide, organique. Ça peut poser problème à des gens parce que souvent, dans les jeux, il y a des gros panneaux qui clignotent : « à droite ou à gauche », « oui ou non ». Et là, il n’y a rien.

Bliss/EH :  Heavy Rain donnait envie d’essayer tous les embranchements, les personnages pouvaient mourir, il y avait presque du game over. Beyond ne fonctionne pas comme ça…

David Cage : Non, et c’est aussi une rupture avec les conventions. Certains nous disent que puisqu’il n’y a pas de game over, le joueur va s’en désintéresser, ne pas faire attention. Mais ce n’est pas un jeu de tir où vous recommencez jusqu’à réussir. Là, vous allez vivre la vie de ce personnage, voir des choses, en rater d’autres, mais vous racontez votre propre histoire. Nous avons voulu créer un voyage de 10-12 heures dont on se souvienne. Qu’il marque, qu’il y ait des moments forts et qu’on finisse le jeu en se disant : j’ai vécu quelque chose. L’essentiel, c’est le voyage.

Bliss/EH : Tous vos jeux évoquent la séparation du corps et de l’esprit, met en scène des variations du corps astral. Cela vous préoccupe ?

David Cage : Ce n’est pas quelque chose qui m’habite particulièrement. Je suis plus intrigué par la schizophrénie, l’idée d’être quelqu’un d’autre. J’ai fait plusieurs jeux dans lesquels on contrôlait différents personnages. Jodie et l’entité sont deux personnages à part entière, mais on contrôle aussi Jodie à différents âges, son apparence change, comme sa façon de parler, de bouger. C’est presque comme avoir un personnage différent dans chaque scène. Mais le point de départ de Beyond est ailleurs. Dans le métro, vous voyez parfois des sans-abris qui parlent tout seuls. Ils ont visiblement bu et on dirait qu’ils ont un dialogue enflammé. Ils écoutent, ils répondent. Je me suis demandé ce qui se passerait si eux voyaient vraiment quelque chose que je ne vois pas. L’idée de Jodie et de l’entité est venue de là. Mais ce n’est pas quelque chose qui me hante, je n’ai pas le sentiment qu’une âme puisse exister indépendamment du corps et je le regrette profondément. Ce qui ne m’empêche pas de me demander ce qui se passerait si… Écrire c’est aussi ça : imaginer des choses et les traiter comme si elles étaient possible.

Bliss/EH : Beyond se frotte à des thèmes inhabituels dans le jeu vidéo : le suicide, l’accouchement, la pauvreté, l’enfant-soldat… Vous avez rencontré des résistances pour les imposer ?

David Cage : La plupart des jeux sont basés sur des mécaniques de violence. Vous avez un flingue, vous courez, vous sautez, et voilà. Quelques uns essaient d’avoir un propos dans leurs cinématiques mais, à 90 %, l’expérience de jeu, c’est ça. Nous avons très vite décidé de ne pas créer une mécanique violente en boucle. Il y a tellement de jeux qui font ça très bien, on ne va pas en rajouter un. Nous essayons de mettre l’histoire, le propos au cœur de l’expérience. Et quand vous abordez ces thèmes, vous avez tout à coup plein de gens qui vous donnent plein de raisons de ne pas le faire. Il y a des scènes dans Beyond pour lesquelles, oui, on a dû se battre. Y compris pour des choses qu’on n’imaginait pas qu’elles puissent poser problème.

Bliss/EH : Comme quoi ?

David Cage : Par exemple dans la scène d’anniversaire où un personnage propose à Jodie de fumer. La discussion a été interminable. Mais elle a 14 ans, ce n’est pas bien de fumer. Que fume-t-elle ? Du tabac ? Oui, oui, c’est du tabac (rires)… La censure ne fait pas la distinction entre parler de quelque chose et en faire la promotion. Dans cette scène, Jodie prend une taffe, elle a la tête qui tourne, les autres se foutent d’elle et elle sort. Nous ne glorifions rien du tout. Et je vous passe les scènes de sexe parce que, là, on ne peut quasiment rien faire. Par contre, on voit des jeux où on tire sur un personnage et sa tête explose. Ça, c’est bon, ça va. Mais dès qu’on touche des sujets un peu sensibles…

Bliss/EH : D’où vient le choix des deux séquences anormalement longues avec les sans-abris et les Navajos ?

David Cage : Elles se sont produites comme ça, pendant l’écriture. J’ai l’habitude des scènes de 15-20 minutes et, là, je ne sais pas pourquoi, j’avais besoin de plus d’espace. Ce sont aussi des ruptures dans la narration, des histoires dans l’histoire.

Bliss/EH : Est-ce que ces personnages sont là parce que, comme Jodie, ils vivent à la marge ?

David Cage : Sûrement, mais je n’ai pas fait une analyse profonde. Quand j’écris, je suis mon instinct. Avec les sans-abris, il m’importait de raconter l’histoire de ces bannis et de montrer que, même en dehors de la société, il reste de l’humanité. Les gens vivent encore des choses, les ressentent, s’entraident. Ils sont peut-être plus humains que ceux qui passent sans les voir. Je n’ai pas de grand message social à transmettre, mais ça m’intéressait de vous mettre dans la peau d’un sans-abri, de vous asseoir par terre et de vous dire que vous deviez trouver de quoi manger.

Bliss/EH : Vous savez ce que font les gens dans la scène où, en tant qu’Aiden, ils ont le choix entre perturber le rendez-vous amoureux et ne pas agir ce qui est presque scandaleux pour un gamer ?

David Cage : Sur les 200 ou 300 personnes testées, nous avons été surpris de voir que plus de 60 % des gens ne faisaient rien. Et je suis d’accord, pour un gamer, ne rien faire… La scène est presque plus intéressante si vous ne faites rien parce que c’est le seul moment où vous allez avoir un peu de background sur Clayton. Vous allez enfin entendre qui il est, d’où il vient, les confidences de Jodie. Et puis, intentionnellement, ne pas agir, c’est agir parce que vous voulez que cette relation arrive. Et elle peut arriver ou pas. Sans révéler tous les secrets, même si on laisse la scène se dérouler, si Jodie s’est fait agresser dans le bar quand elle était ado, elle va le repousser.

Bliss/EH : Dans cette scène la curiosité du joueur est titillée jusqu’au voyeurisme et se retrouve peut-être dans l’accompagnement affectif de la situation mais aussi dans la curiosité de savoir jusqu’où le jeu va oser aller…

David Cage : L’idée n’était évidemment pas de se diriger vers la pornographie ni de se retrouver en situation de « mater ». J’essaie toujours de mettre le joueur dans la peau du personnage qu’il contrôle. Dans la première moitié de la scène vous jouez Jodie qui se prépare, ou pas, au rendez-vous amoureux. Dans la deuxième, vous jouez Aiden qui peut intervenir en pensant : « Ah non, elle m’appartient, pas question qu’elle ait une relation avec quelqu’un d’autre », ou ne rien faire en pensant qu’elle a le droit de fréquenter quelqu’un. Voilà deux versions de la scène selon la caractérisation des personnages que le joueur a décidé.

Bliss/EH : On s’identifie au personnage, on en sort, on veut le protéger ou le torturer… Est-ce que l’entité correspond à la position du joueur ?

David Cage : Je ne l’ai pas pensé comme ça en écrivant. Peut-être que c’est là, on écrit des choses sans se rendre compte, mais je n’ai pas assez de recul.

Bliss/EH : Le survol des décors par l’entité ne serait-il pas tout simplement un outil des développeurs mis en scène dans le jeu ?

David Cage : Ses déplacements ressemblent en effet à la caméra libre utilisée pour débugger les jeux. Mais j’étais plus intéressé à faire d’Aiden un personnage à part entière et lui donner un rôle plutôt qu’un pouvoir. Quand on écrit, il y a la tentation d’imaginer un super-héros super cool. Avec ses pouvoirs, Jodie va détruire des trucs, ça va être génial, elle va être super contente. Mais en réalité, qu’est-ce que c’est ennuyeux ! N’est-ce pas plus intéressant qu’elle souffre de ce pouvoir ? Qu’elle ne puisse pas mener une vie normale, avoir une relation amoureuse, une amitié, des copains ? J’ai essayé d’ancrer dans une forme de réalité l’histoire d’une petite fille autour de qui il se passe des choses bizarres.

Entretien à suivre ici…

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Propos recueillis fin 2013 par François Bliss de la Boissière et Erwan Higuinen

(Publié en décembre 2013 dans le bimestriel Games)

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Comme dans la rue, pas de minimum requis. Ça fera plaisir, et si la révolution des microtransactions se confirme, l’auteur pourra peut-être continuer son travail d’information critique sans intermédiaire. Pour en savoir plus, n
‘hésitez pas à lire ma Note d’intention.


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