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Quantic Dream, un studio terre à terre

Lors de notre rencontre avec David Cage fin 2013 au moment de la sortie et donc de la promotion de Beyond : Two Souls, nous avons demandé au « maître artisan » David Cage (voir entretien fleuve complet) également maître des lieux de nous faire rapidement visiter son studio parisien…

Quantic Dream by Bliss

Installé depuis 1997 dans le 20e arrondissement sur la petite ceinture bordant Paris à l’est, pas très loin des bureaux d’Ubisoft campés à Montreuil, le studio de David Cage codirigé par Guillaume de Fondaumière s’est considérablement agrandi depuis le succès de Heavy Rain (3,5 millions d’exemplaires vendus). En 2004 le studio employait 60 personnes. Aujourd’hui le tramway flambant neuf passe devant, une station Velib trône juste en face et presque 200 salariés sont installés dans deux grandes salles après avoir investi un étage supplémentaire.

Les plafonds débonnaires qui laissaient voir autoroutes de câbles et de tuyauteries sont désormais recouverts du traditionnel faux plafond blanc à damiers des bureaux. Malgré les grandes baies vitrées aux extrémités d’un bâtiment de briques oranges aux allures d’école construit en 1984, peu de lumière du jour perturbe les interminables enfilades d’écrans d’ordinateurs (au moins deux par poste). Avec tant de garçons penchés sur leurs écrans, le lieu ressemble plus à une lan-party en cours qu’à des bureaux high-tech. Cage s’excuse presque de la banalité offerte aux regards.

Un rapide détour par le studio de motion capture planqué quelque part derrière une porte métallique verrouillée et la singularité du studio Quantic Dream se fait enfin sentir. Les petits points de lumière rouges ou vertes accrochées en hauteur à d’étranges structures métalliques maintiennent le lieu inoccupé dans une semi obscurité presque religieuse. Le son amorti des voix, lui, donne l’impression de pénétrer un caisson d’isolation géant. Mouchetées des pieds à la tête par les fameux capteurs de performance capture, les acteurs ont joué toutes leurs scènes sur ce plateau, cernés par 64 caméras. Si l’ensemble du travail a pris dix mois de tournage, l’enregistrement des performances des deux acteurs stars n’a duré qu’un mois. Ellen Page et Willem Dafoe, en particulier, se sont donc installés à Paris pendant deux périodes de 15 jours.

Quantic Dream loue son studio de motion capture (mocap dans le jargon raccourci) à des entreprises externes. « Mais ce n’est qu’une prestation de service » explique Cage peu motivé par le sujet entre deux volées de marches. « Nous louons le lieu, l’équipement et fournissons des techniciens mais nous n’intervenons pas. Je ne fais pas partie du packaging« , dit-il en souriant. Le voisin Ubisoft occupe parfois le plateau. Plus récemment toutes les captations du prestigieux Dishonored du studio lyonnais Arkane ont eu lieu ici. « Sans ma participation » confirme le maître des lieux.

François Bliss de la Boissière

(Publié en décembre 2013 dans le bimestriel Games)

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Quantic Dream 02 by Bliss Quantic Dream 04 by BlissQuantic Dream 03 by Bliss  Quantic Dream by Bliss

David Cage entretien : Le Maître Artisan 3/3, la quête métaphysique

L’auteur de Beyond : Two Souls parle d’une voix douce, presque doucereuse, en retrait comme s’il voulait se maîtriser lui-même, dire ce qu’il a dire, il y tient, mais sans agressivité. Les diagnostics les plus sévères sur le jeu vidéo d’aujourd’hui glissent alors sans provocation, telles des évidences de sagesse collective.

Quand on émet des doutes sur le bien-fondé d’enfermer des acteurs célèbres dans une gangue de cire numérique, David Cage se tend et déroule à volonté son argumentaire technique. Quand on lui dit que son jeu est peut-être, avant tout, une étude de caractère, il sourit et garde la formule. Quand on lui demande si par hasard sa démarche finale ne serait pas métaphysique, il s’éclaire et vous lâche le merci de celui qui n’est pas encore sûr d’avoir été compris.

François Bliss de la Boissière

Beyond Two Souls

Entretien 3e partie : la quête métaphysique caché

Bliss/EH : La fin propose un choix quasiment métaphysique qui se vit de manière intime. Votre objectif était là ?

David Cage : Oui, merci (grand sourire). Ce choix final est LA conclusion de votre expérience de jeu depuis la première minute. Vous le construisez à partir de votre vécu dans l’histoire, à travers les gens morts ou vivants pendant votre parcours. Vous pouvez vous retrouver dans la situation de souhaiter rejoindre « de l’autre côté » ceux que vous avez aimés ou, au contraire, vous dire : « Non, j’ai encore des choses à faire dans la vie, j’y crois et je reste là ». Je ne sais pas si tous les joueurs vont ressentir ça, mais c’est l’aboutissement de votre voyage. Et c’est le seul choix vraiment conscient, celui où il y a écrit : tu peux faire ceci ou cela. Je ne voulais pas que ce choix soit fait par hasard et que le joueur ne comprenne pas ce qui lui arrive. Ça devait être limpide.

Bliss/EH : Beyond ne serait-il pas avant tout une étude de caractère ?

David Cage : Je commence souvent à écrire avec une idée simpliste, et ce n’est qu’au bout d’un an que je sais de quoi je voulais parler. C’est très bizarre, peut-être que cela fonctionne ainsi pour des tas de gens, mais quelque part, c’est le stylo qui dit quelque chose et toi, tu es spectateur de ce que tu as écrit. Et tu réalises de quoi ta petite voix intérieure voulait parler. L’idée vraiment stupide et super cool d’une petite fille qui a un lien avec une entité surnaturelle m’a amené sur des sujets qui n’ont rien à voir. Et à la fin, cette idée devient anecdotique et l’histoire s’est changée, en effet, en une étude de caractère. Ce qui compte c’est son voyage, les moments auxquels elle est confrontée, ceux qui font de nous ce que nous sommes.

Bliss/EH : Le long monologue de l’une des fins dit quelque chose qui relève de la morale. A ce moment-là, vous vous exprimez directement ou c’est le personnage ?

David Cage : Oh, c’est nous deux évidemment (rires). Mais il n’y a pas vraiment de notion de morale ou de religion. En écrivant je me suis très peu posé la question de ce qu’il y a après la mort. Mais depuis, on me pose beaucoup la question. Paradoxalement j’ai écrit cette histoire avec beaucoup de foi dans le fait qu’il existe quelque chose après la mort alors qu’à titre personnel, je pense malheureusement, rationnellement, qu’il n’y a rien. Mais Jodie a des raisons d’y croire.

Bliss/EH : Cette histoire a été inspirée par une expérience personnelle…

David Cage : Oui, j’ai perdu quelqu’un de ma famille dont j’étais très proche et cela m’a beaucoup affecté. Avec des parents et des grands-parents assez jeunes j’ai été peu touché par la mort jusqu’à maintenant. Quand je me suis retrouvé dans un petit cimetière du patelin où je suis né à regarder un cercueil descendre dans la tombe… Je me suis dis… tout ça pour ça. Une visite dans les catacombes de Paris avait déjà provoqué en moi une expérience existentielle en contemplant ces empilements de crânes de gens qui se sont aimés, détestés, qui ont eu des passions, se sont battus pour devenir quelqu’un. Et ils finissent en pile. Je n’en tire pas quelque chose de nihiliste, mais cela met les choses en perspectives. Ce n’est pas très gai ce que je raconte (rires) mais cette réflexion a été une pierre angulaire lors de l’écriture.

Bliss/EH : Comment faites-vous pour réussir à lancer toujours de nouveaux jeux là où tout le monde se réfugie dans les suites ?

David Cage : Je ne sais pas, à chaque fois c’est un nouveau défi. Je fais les choses avec passion, enthousiasme et sincérité. Il faut convaincre l’équipe, puis Sony. Cela aurait été beaucoup plus facile avec un Heavy Rain 2 que de dire « allez on repart de zéro vous allez voir ça va être super ». Puis il faut convaincre les joueurs. Jusque là tout le monde a suivi. Mais depuis que je fais la promo de Beyond, le jeu qui me terrifie le plus est Heavy Rain ! C’est une compétition horrible parce que les gens vous jugent à l’aune de Heavy Rain et vous demandent si Beyond sera pareil. Eh bien non, c’est autre chose.

Bliss/EH : Certaines de vos déclarations provoquent des tempêtes. Pourquoi ces attaques contre le jeu vidéo actuel ?

David Cage : Il faut différencier ce que je dis dans une interview de deux heures et ce qui est retranscrit, extrait hors contexte et mis en gros titres par une certaine presse que je ne rencontre même pas. Vous vous retrouvez à vous justifier de choses que vous n’avez jamais dites. C’est très gênant. Ensuite, en effet, je m’inscris en rupture avec une partie du jeu vidéo. Non pas pour dire que ce que font les autres est nul, j’ai beaucoup de respect pour les jeux, les développeurs et les joueurs qui aiment tous ces jeux d’action. Je dis juste que les jeux basés sur des boucles de violence ne peuvent pas représenter 100 % du jeu vidéo. J’aimerais qu’il y ait un peu plus de place pour d’autres expériences. Qu’un Journey, un Unfinished Swan, un Papo & Yo ou un Gone Home existe est extraordinaire. Quand vous allez au cinéma, rien ne vous empêche d’aller voir Transformers un jour et un Woody Allen le lendemain. Dans le jeu vidéo il y a malheureusement beaucoup de Transformers et pas assez de jeux qui essaient de faire des choses différentes. C’est tout ce que je dis.

Bliss/EH : La différence, c’est que vos jeux font appel à de gros budgets…

David Cage : Vous avez raison, nous sommes dans une situation assez particulière et nous avons beaucoup de chances. Nous avons la liberté artistique d’un développeur indé avec les moyens financiers d’un développeur AAA. Nous faisons donc des jeux indés AAA…

Bliss/EH : Avec votre succès et votre ambition, comment êtes-vous perçus dans les milieux du jeu vidéo et du cinéma que vous côtoyez aussi entre Hollywood et le festival de Tribeca où Beyond a été présenté ?

David Cage : Je ne sais pas comment je suis perçu et ce n’est pas forcément ce qui m’empêche de dormir. Je suis sincère, il y a des gens qui apprécient et d’autres qui détestent. On est qui on est. Que voulez-vous que je fasse, que je me taise ? Que je fasse des shooters pour être comme tout le monde ? Non, je ne peux pas me renier, je ne peux pas être quelqu’un d’autre. Et les gens qui apprécient notre démarche apprécient que nous ayons un discours et des jeux pas comme les autres. Le truc le plus scandaleux que j’ai osé dire a été que le jeu vidéo doit grandir. Qu’est-ce que je n’avais pas dit là ! Il n’y a que moi qui vois les choses comme ça dans le milieu ? Pendant ce temps-là, en off, des gens viennent me voir : « Ah tu as eu drôlement raison de dire ça ». Pourquoi s’en cacher : oui, le jeu vidéo doit grandir.

Bliss/EH : Vous ne pratiquez pas le politiquement correct…

David Cage : Je ne cherche pas à provoquer, ni à me taire non plus. Si vous regardez les jeux que j’ai faits, je crois que vous y verrez une cohérence de la vision. Je ne suis pas un opportuniste, un mec qui fait des suites pour gagner du fric, qui s’est prostitué pour faire l’adaptation de tel ou tel film, qui fait un shooter quand les shooters se vendent. Non, je suis un mec qui croit en la même chose depuis 16 ans. Et les jeux vidéo ne m’ont pas attendu pour grandir, je le vois bien, il y a des gens qui évoluent. Pourquoi ? Parce qu’ils ont 40 ans comme moi et qu’à 40 ans tu n’écris plus les mêmes jeux que quand tu as 20 ans. Et heureusement, c’est logique et sain.

Bliss/EH : Quelles pistes pensez-vous suivre après Beyond ?

David Cage : J’aimerais aborder des thèmes avec plus de sens. Faire un jeu qui ait un parti pris sur une idée précise, m’attaquer à un sujet difficile, à un sujet de société. Mais je veux le faire de manière intelligente et sensible, avec un angle, parce que j’ai le sentiment que cela peut être très fort. Il est possible d’utiliser ce média pour dire quelque chose. Mais je suis un gamin dans un magasin de bonbons. Il n’y a qu’à tendre la main : ce sujet là, personne ne l’a jamais fait ! Et tu peux le faire, tu as tout ce qu’il faut, des gens qui croient en toi, qui vont te suivre. J’ai envie d’aller vers la comédie, vers un truc transgressif, de faire une suite à Kara… Mais écrire un projet prend un an. Donc la prochaine pâtisserie que je choisis, il faut que j’y crois vraiment, il faut que je me dise : c’est la meilleure…

Bliss/EH : Vous ne pensez pas d’abord à des manières de jouer ?

David Cage : Bien sûr, il y a des idées de jeux qui m’intéressent et sur lesquelles nous travaillons. Je crois que nous commençons à avoir des solutions pérennes parce que si, demain, je me lance dans une comédie interactive, une romance ou un soap opera, j’ai les outils. Même s’il y a encore beaucoup d’autres briques à ajouter à ce langage, on y travaille quotidiennement. Mais je suis très attaché au sens parce que je continue de penser que ce que l’on a à dire va devenir de plus en plus important. Si ça se trouve je n’ai rien à dire (rires) mais j’ai envie de le savoir. De voir si le jeu vidéo et l’interactivité permettent de dire quelque chose ou si nous sommes condamné à faire des jouets.

Début de l’entretien à suivre ici…

David Cage : Le Maître Artisan 1/3, même pas peur

David Cage : Le Maître Artisan 2/3, le voyage est l’essentiel

Propos recueillis fin 2013 par François Bliss de la Boissière et Erwan Higuinen

(Publié en décembre 2013 dans le bimestriel Games)

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David Cage entretien : Le Maître Artisan 2/3, le voyage est l’essentiel,

David Cage a changé en dix ans. Il a désormais cette aura particulière indéfinissable des gens habitués aux regards et aux caméras. Et peut-être au succès. Entretien fleuve 2e partie…

Bien que ses jeux en forme de manifestes disent le contraire, Cage, de sa voix toujours trop calme qui tient l’ego en laisse, affirme ne pas avoir de grand message à délivrer, ne se revendique ni artiste, ni même auteur. « J’ai juste l’impression d’être un artisan qui fait son travail ».

François Bliss de la Boissière

david-cage 2014 DR

Entretien 2e partie : Le voyage est essentiel

Bliss & EH : Le chapitrage désordonné du jeu semble dessiner à l’écran le concept de narration élastique que vous défendez depuis longtemps…

David Cage : Nous avons simplement présenté ces scènes par leurs titres, en montrant où elles se situent dans la vie de Jodie. L’idée était surtout d’aider le joueur à s’y retrouver. D’autant que nous voulions garder des choix implicites, qu’ils se fassent en jouant, aient des conséquences tout en gardant l’expérience fluide, organique. Ça peut poser problème à des gens parce que souvent, dans les jeux, il y a des gros panneaux qui clignotent : « à droite ou à gauche », « oui ou non ». Et là, il n’y a rien.

Bliss/EH :  Heavy Rain donnait envie d’essayer tous les embranchements, les personnages pouvaient mourir, il y avait presque du game over. Beyond ne fonctionne pas comme ça…

David Cage : Non, et c’est aussi une rupture avec les conventions. Certains nous disent que puisqu’il n’y a pas de game over, le joueur va s’en désintéresser, ne pas faire attention. Mais ce n’est pas un jeu de tir où vous recommencez jusqu’à réussir. Là, vous allez vivre la vie de ce personnage, voir des choses, en rater d’autres, mais vous racontez votre propre histoire. Nous avons voulu créer un voyage de 10-12 heures dont on se souvienne. Qu’il marque, qu’il y ait des moments forts et qu’on finisse le jeu en se disant : j’ai vécu quelque chose. L’essentiel, c’est le voyage.

Bliss/EH : Tous vos jeux évoquent la séparation du corps et de l’esprit, met en scène des variations du corps astral. Cela vous préoccupe ?

David Cage : Ce n’est pas quelque chose qui m’habite particulièrement. Je suis plus intrigué par la schizophrénie, l’idée d’être quelqu’un d’autre. J’ai fait plusieurs jeux dans lesquels on contrôlait différents personnages. Jodie et l’entité sont deux personnages à part entière, mais on contrôle aussi Jodie à différents âges, son apparence change, comme sa façon de parler, de bouger. C’est presque comme avoir un personnage différent dans chaque scène. Mais le point de départ de Beyond est ailleurs. Dans le métro, vous voyez parfois des sans-abris qui parlent tout seuls. Ils ont visiblement bu et on dirait qu’ils ont un dialogue enflammé. Ils écoutent, ils répondent. Je me suis demandé ce qui se passerait si eux voyaient vraiment quelque chose que je ne vois pas. L’idée de Jodie et de l’entité est venue de là. Mais ce n’est pas quelque chose qui me hante, je n’ai pas le sentiment qu’une âme puisse exister indépendamment du corps et je le regrette profondément. Ce qui ne m’empêche pas de me demander ce qui se passerait si… Écrire c’est aussi ça : imaginer des choses et les traiter comme si elles étaient possible.

Bliss/EH : Beyond se frotte à des thèmes inhabituels dans le jeu vidéo : le suicide, l’accouchement, la pauvreté, l’enfant-soldat… Vous avez rencontré des résistances pour les imposer ?

David Cage : La plupart des jeux sont basés sur des mécaniques de violence. Vous avez un flingue, vous courez, vous sautez, et voilà. Quelques uns essaient d’avoir un propos dans leurs cinématiques mais, à 90 %, l’expérience de jeu, c’est ça. Nous avons très vite décidé de ne pas créer une mécanique violente en boucle. Il y a tellement de jeux qui font ça très bien, on ne va pas en rajouter un. Nous essayons de mettre l’histoire, le propos au cœur de l’expérience. Et quand vous abordez ces thèmes, vous avez tout à coup plein de gens qui vous donnent plein de raisons de ne pas le faire. Il y a des scènes dans Beyond pour lesquelles, oui, on a dû se battre. Y compris pour des choses qu’on n’imaginait pas qu’elles puissent poser problème.

Bliss/EH : Comme quoi ?

David Cage : Par exemple dans la scène d’anniversaire où un personnage propose à Jodie de fumer. La discussion a été interminable. Mais elle a 14 ans, ce n’est pas bien de fumer. Que fume-t-elle ? Du tabac ? Oui, oui, c’est du tabac (rires)… La censure ne fait pas la distinction entre parler de quelque chose et en faire la promotion. Dans cette scène, Jodie prend une taffe, elle a la tête qui tourne, les autres se foutent d’elle et elle sort. Nous ne glorifions rien du tout. Et je vous passe les scènes de sexe parce que, là, on ne peut quasiment rien faire. Par contre, on voit des jeux où on tire sur un personnage et sa tête explose. Ça, c’est bon, ça va. Mais dès qu’on touche des sujets un peu sensibles…

Bliss/EH : D’où vient le choix des deux séquences anormalement longues avec les sans-abris et les Navajos ?

David Cage : Elles se sont produites comme ça, pendant l’écriture. J’ai l’habitude des scènes de 15-20 minutes et, là, je ne sais pas pourquoi, j’avais besoin de plus d’espace. Ce sont aussi des ruptures dans la narration, des histoires dans l’histoire.

Bliss/EH : Est-ce que ces personnages sont là parce que, comme Jodie, ils vivent à la marge ?

David Cage : Sûrement, mais je n’ai pas fait une analyse profonde. Quand j’écris, je suis mon instinct. Avec les sans-abris, il m’importait de raconter l’histoire de ces bannis et de montrer que, même en dehors de la société, il reste de l’humanité. Les gens vivent encore des choses, les ressentent, s’entraident. Ils sont peut-être plus humains que ceux qui passent sans les voir. Je n’ai pas de grand message social à transmettre, mais ça m’intéressait de vous mettre dans la peau d’un sans-abri, de vous asseoir par terre et de vous dire que vous deviez trouver de quoi manger.

Bliss/EH : Vous savez ce que font les gens dans la scène où, en tant qu’Aiden, ils ont le choix entre perturber le rendez-vous amoureux et ne pas agir ce qui est presque scandaleux pour un gamer ?

David Cage : Sur les 200 ou 300 personnes testées, nous avons été surpris de voir que plus de 60 % des gens ne faisaient rien. Et je suis d’accord, pour un gamer, ne rien faire… La scène est presque plus intéressante si vous ne faites rien parce que c’est le seul moment où vous allez avoir un peu de background sur Clayton. Vous allez enfin entendre qui il est, d’où il vient, les confidences de Jodie. Et puis, intentionnellement, ne pas agir, c’est agir parce que vous voulez que cette relation arrive. Et elle peut arriver ou pas. Sans révéler tous les secrets, même si on laisse la scène se dérouler, si Jodie s’est fait agresser dans le bar quand elle était ado, elle va le repousser.

Bliss/EH : Dans cette scène la curiosité du joueur est titillée jusqu’au voyeurisme et se retrouve peut-être dans l’accompagnement affectif de la situation mais aussi dans la curiosité de savoir jusqu’où le jeu va oser aller…

David Cage : L’idée n’était évidemment pas de se diriger vers la pornographie ni de se retrouver en situation de « mater ». J’essaie toujours de mettre le joueur dans la peau du personnage qu’il contrôle. Dans la première moitié de la scène vous jouez Jodie qui se prépare, ou pas, au rendez-vous amoureux. Dans la deuxième, vous jouez Aiden qui peut intervenir en pensant : « Ah non, elle m’appartient, pas question qu’elle ait une relation avec quelqu’un d’autre », ou ne rien faire en pensant qu’elle a le droit de fréquenter quelqu’un. Voilà deux versions de la scène selon la caractérisation des personnages que le joueur a décidé.

Bliss/EH : On s’identifie au personnage, on en sort, on veut le protéger ou le torturer… Est-ce que l’entité correspond à la position du joueur ?

David Cage : Je ne l’ai pas pensé comme ça en écrivant. Peut-être que c’est là, on écrit des choses sans se rendre compte, mais je n’ai pas assez de recul.

Bliss/EH : Le survol des décors par l’entité ne serait-il pas tout simplement un outil des développeurs mis en scène dans le jeu ?

David Cage : Ses déplacements ressemblent en effet à la caméra libre utilisée pour débugger les jeux. Mais j’étais plus intéressé à faire d’Aiden un personnage à part entière et lui donner un rôle plutôt qu’un pouvoir. Quand on écrit, il y a la tentation d’imaginer un super-héros super cool. Avec ses pouvoirs, Jodie va détruire des trucs, ça va être génial, elle va être super contente. Mais en réalité, qu’est-ce que c’est ennuyeux ! N’est-ce pas plus intéressant qu’elle souffre de ce pouvoir ? Qu’elle ne puisse pas mener une vie normale, avoir une relation amoureuse, une amitié, des copains ? J’ai essayé d’ancrer dans une forme de réalité l’histoire d’une petite fille autour de qui il se passe des choses bizarres.

Entretien à suivre ici…

David Cage : Le Maître Artisan 1/3, même pas peur

David Cage : Le Maître Artisan 3/3, la quête métaphysique

Propos recueillis fin 2013 par François Bliss de la Boissière et Erwan Higuinen

(Publié en décembre 2013 dans le bimestriel Games)

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David Cage entretien : Le Maître Artisan 1/3, même pas peur

Ses déclarations agacent, son succès aussi sans doute, comme son côté homme orchestre. Mais sa parole est libre et son travail parle pour lui. Envers et contre tous, l’auteur/producteur/scénariste/dialoguiste/directeur d’acteurs/réalisateur de Beyond : Two Souls suit son petit bonhomme de chemin. Rencontre.

David Cage © Sony Computer

Il y a un malentendu David Cage. Ses prises de paroles publiques et sa dénonciation des travers créatifs de l’industrie du jeu vidéo passent pour de la suffisance, voire du mépris envers les gamers nourris au point’n click avant-hier, aux jeux de plateforme hier, aux FPS aujourd’hui, et aux jeux de rôles depuis toujours. En réalité David Cage défend sa cause, prêche à la ronde ce qu’il aspire à entreprendre lui-même. Après tant de projets improbables, intrigants mais critiqués à chaque fois en amont de leurs sorties, The Nomad Soul, Fahrenheit, Heavy Rain et Beyond : Two Souls prouvent au moins une chose : David Cage applique à lui-même les leçons qu’il semble distribuer à la cantonade. « Vous vous rendez compte, j’ai apparemment choqué l’industrie du jeu vidéo en suggérant qu’elle devait… « grandir » « . En osant aborder dans son dernier jeu des thèmes aussi essentiels qu’inusités dans le jeu vidéo que l’amour (filial et amoureux), la maternité, le sexe, la pauvreté, les enfants soldats et le suicide, Cage fait magistralement la démonstration de ce qu’il voulait dire par… « grandir ».

François Bliss de la Boissière

Entretien 1ère partie :  Même pas peur

Note aux lecteurs : l’interview contient des spoilers qui peuvent gâcher l’expérience du jeu Beyond : Two Souls.

Bliss/EH : Vous travaillez désormais avec des pointures d’Hollywood. Vous aviez dit que votre expérience avec David Bowie sur The Nomad Soul avait chassé toute peur…

David Cage : Quand j’ai travaillé avec Bowie j’étais totalement inconscient. Et ça m’a rendu un service extraordinaire. Si j’avais été pleinement conscient de ce qu’était la légende Bowie, j’aurais été paralysé. Je savais qui il était sans spécialement connaître son travail… Naïvement, et très horrible de ma part, nous nous sommes parlés, nous avons travaillé ensemble, lui comme acteur ou compositeur, moi qui créais un jeu, on avait envie de faire un truc ensemble et on l’a fait. Je pense que quand vous travaillez avec des monuments comme David Bowie ou Willem Dafoe, vous êtes obligés de faire abstraction de leur réputation.

Bliss/EH : Avec sensiblement la même technologie de performance capture que vous, James Cameron a créé un mixte entre un humain et une créature fantastique et, du coup, a donné de l’humanité à cette créature. Dans Beyond, des acteurs humains sont au contraire placés dans une gangue virtuelle qui gomme un peu de leur jeu.

David Cage : Vous êtes le premier à me dire ça. Voilà six semaines que je fais le tour du monde pour parler de Beyond et ce que tout le monde relève, c’est la qualité de l’acting, l’intensité dans les regards, l’émotion. Si vous pensez cinéma, je vous suis complètement, le résultat est moins bien que l’acteur en vrai. Mais vous savez quoi ? L’acteur en vrai n’est pas interactif. Donc c’est super dans un film mais, moi, je suis dans un jeu. Je ne vois pas comment faire autrement. Si vous me demandez si la technologie est à 2000 % fidèle à l’original, la réponse est non. Mais je pense que Beyond fait partie du haut du panier. Et vous me comparez à James Cameron qui a des centaines de millions de dollars de budget… J’ai vu des choses dans Beyond jamais vues en temps réel. Avant, on ne pouvait pas filmer le personnage qui ne parle pas parce qu’il ne se passait rien. Et là, il y a des moments où vous regardez dans les yeux d’Ellen Page et vous voyez exactement ce qu’elle ressent. Ça ripe encore mais infiniment moins. Après, on peut voir la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine. Je sais d’où est partie cette industrie. Est-ce que c’est enfin parfait ? Non. Est-ce que nous avons fait un putain de progrès ? Oui.

Bliss/EH : Le photoréalisme est-il le but ultime ?

David Cage : Non, pour moi jamais. Ça a l’air paradoxal parce que je travaille sur des jeux plutôt réalistes, mais je suis intéressé par le rendu qui correspond à l’histoire que je veux raconter. Demain, je pourrais faire un truc complètement cartoon si j’ai une histoire qui nécessite ce type de rendu. Copier la réalité est difficile. On essaie d’atteindre un point où on peut faire oublier les différences au joueur. Parfois on y arrive, parfois un peu moins. Quand vous regardez un anime japonais, ce n’est pas réaliste du tout mais, il y a un moment où ce n’est plus ça qui compte mais l’histoire, les personnages. Pixar a démontré qu’on pouvait obtenir quelque chose d’extrêmement émouvant avec des souris, des robots, des jouets en plastique. Je serais stupide de considérer le photoréalisme comme le Graal.

Bliss/EH :  Ellen Page a-t-elle été consultée sur son look et sa nudité requise dans le jeu ?

David Cage : Nous en avons discuté, montré la direction envisagée et parlé des scènes de nudité et d’amour qu’elle aurait. Cela s’est passé très simplement. Il était évident que nous n’allions pas faire un porno. Mais ni Ellen, ni Willem, ni David Bowie à l’époque de Nomad Soul, n’interviennent pour dire : ça oui, ça non. Les gens qui rejoignent un projet par passion ne jouent pas les dictateurs.

Bliss/EH : Comment avez-vous procédé pour les scènes où elle est enfant ?

David Cage : Nous avons travaillé avec une actrice américaine de 8 ans, Caroline Wolfson, qui faisait déjà du théâtre. Elle a pris des cours de comédie pendant un an et elle s’est prêtée au jeu de façon très sérieuse. Pour l’apparence physique, nous nous sommes appuyés sur les films d’Ellen puisque nous avons la chance de travailler avec une actrice qui tourne depuis l’âge de 6 ans.

Bliss/EH : Quel est votre processus d’écriture ? Vous écrivez en anglais ?

David Cage : J’ai écrit le récit en français de manière chronologique parce que je voulais trouver une cohérence à mon personnage. Il a ensuite été traduit puis un dialoguiste américain l’a adapté. Après, sur des post-it, j’ai mélangé les scènes, je voulais qu’elles se répondent. Ce travail a été intéressant pour garder l’arc narratif, la structure classique, sans la lier à la chronologie. Vous vous dites : j’ai besoin d’une scène forte ici par rapport à ce personnage-là ou, pour raconter la relation entre Jodie et Aiden, j’ai besoin d’un conflit. Et vous jouez sur les émotions en ne tenant moins compte de la timeline. Ça crée une dynamique différente. Quand vous commencez le jeu vous avez l’impression qu’on saute d’un truc à l’autre mais, normalement, il y a un moment où les choses tombent à leur place et, tout à coup, vous embrassez la vie de Jodie.

Bliss/EH : Les scènes militaires tôt dans le jeu sont-elles là pour répondre à une demande des gamers ou de l’éditeur ?

David Cage : Personne ne me dit rien, ou si on me dit quelque chose, je n’écoute pas beaucoup. Je suis un peu borné et je fais ce que j’ai envie. Évidemment, j’écoute mon équipe, mais nous ne sommes pas du genre à téléphoner au marketing pour savoir quoi faire. Ce ne sont pas eux qui écrivent mon script et ce n’est pas moi qui fais la campagne marketing.

Bliss/EH : Ce tutoriel où l’on se cache pour tuer n’est pas une réponse à ceux qui vous reprochent de ne pas faire de « vrais » jeux ?

David Cage : Ce n’était pas en réaction à quoi que ce soit. Simplement, dans le récit, Jodie va être entraînée par la CIA et des scènes importantes en tirent parti par la suite. On ne voulait pas faire du Metal Gear, ni du Splinter Cell et ça reste marginal. Mais, dans quinze ans de la vie de quelqu’un, il ne peut pas y avoir que des scènes intimistes. La vie, c’est se sentir heureux, triste, mal à l’aise… Ce sont tous ces moments, toutes ces couleurs, ces atmosphères qui vont former une vie. Et ce qui m’intéressait, c’est qu’à la fin, vous disiez : putain, j’ai vécu tout ça ! Et là-dedans, oui, il y a une scène d’infiltration, mais il y a aussi une scène d’amour, des scènes d’enfance…

Bliss/EH : La fusillade collective imposée au joueur en Somalie était-elle indispensable ? C’est une concession, une recherche de polémique ?

David Cage : Non, non, non (d’une voix très basse)… ma démarche était vraiment narrative, personne ne m’a rien dicté. Quand tu racontes une histoire comme ça, tu dois décider où poser tes embranchements. J’ai écrit une variante où Jodie refuse d’accomplir sa mission mais je me suis retrouvé dans une situation beaucoup moins intéressante. Elle basculait du côté des gentils, sa relation avec Clayton fonctionnait moins bien, sa fuite de la CIA pas du tout… Jodie est conditionnée, elle y va à reculons mais elle pense le faire pour les bonnes raisons…

Entretien à suivre ici…

David Cage : Le Maître Artisan 2/3, le voyage est l’essentiel

David Cage : Le Maître Artisan 3/3, la quête métaphysique

Propos recueillis fin 2013 par François Bliss de la Boissière et Erwan Higuinen

(Publié en décembre 2013 dans le bimestriel Games)

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GAMES_01 David Cage a in Games 1 by Bliss GAMES_01 David Cage b in Games 1 by Bliss & EH GAMES_01 David Cage c in Games 1 by Bliss & EH

HEAVY RAIN : En quête d’hauteur

En 2008, l’existence risquée de Mirror’s Edge dans un contexte jeu vidéo au fond très conservateur avait conduit à militer pour son audace et à le qualifier de « jeu indispensable ». Heavy Rain fait partie des jeux de cette trempe. Que l’on aime ou pas, ou plutôt, que l’on saisisse ou pas ce qu’il veut véhiculer ou transformer dans le jeu vidéo, il devait exister et son message interactif doit être encouragé.

Heavy Rain

Comme son jeu à mi parcours du loisir interactif et du spectacle cinématographique, son auteur David Cage avance sur le fil du rasoir. Aimer le médium jeu vidéo au point de vouloir le transformer contre lui-même et les attentes d’un public à la passion fébrile, et donc de dénoncer ses limites, relève de l’exercice kamikaze. Un simple critique habitué au pilori public numérique le sait déjà. Embarqué dans le même diagnostique, un « créateur » de jeu comme Cage a le mérite d’aller plus loin et de jouer sa chemise et quatre ans de sa vie pour le démontrer. Il concrétise sa critique théorique avec une proposition interactive qui porte en elle le message. Comme un dessin ou une musique, un jeu vidéo peut valoir tous les discours. L’atypie d’Heavy Rain par rapport aux habitudes du jeu vidéo montre par l’exemple ce qu’il est possible d’imaginer. Oui, hurle chaque goutte de pluie d’Heavy Rain, il est autorisé de faire un jeu au rythme tranquille, sans hystérie gratuite, sans obligation de répéter ad vitam nauseam les mêmes gestes, sans combos, sans game over. Le message passe très vite au cerveau et dans les doigts du joueur quand il rate trois fois de suite le geste demandé pour aider la compagne du premier personnage à porter les commissions au début de l’histoire. L’épouse se détourne naturellement de son mari en soupirant de sa maladresse, et le joueur de se retrouver, comme le personnage virtuel, piteux de ne pas avoir réussi ce minimum de galanterie. Dans un ensemble assez bien équilibré de conventions stéréotypées de la vie de tous les jours, de mise en scène entre cinéma et télé réalité, et de respiration sonore et musicale qui surjoue ce que les personnages de polygones ne peuvent encore tout à fait exprimer, Heavy Rain arrive à entrainer le joueur, au sens large, sur un territoire qu’il n’a pas encore visité.

Héritages

Exorcisons les reproches faciles. Bien sûr les histoires à choix multiples existent au moins depuis Dragon’s Lair, les QTE depuis Shenmue, puis Resident Evil 4, et les QTE combos depuis God of War. Évidemment, les pulsions sanguines de la musique à la Se7en, les typos flottantes dans le décor du générique façon Panic Room, puis l’obsession serial killer, font planer l’ombre de David Fincher sur nombre d’éléments cinématographiques d’Heavy Rain. Du côté jeu, la mélancolie et le voyage introspectif des pères et maris de Silent Hill 1 et 2 à la recherche de leur fille ou de leur femme ont aussi beaucoup marqué l’auteur. Jusqu’à la contemplation désolée du reflet dans le miroir… Et Heavy Rain, ses splits screens, ses étranges demandes d’action en temps réel descendent de Fahrenheit, le précédent jeu de Quantic Dream. Les emprunts se voient, et alors ? Cage se dédouane avec une lapalissade. Tout art découle des précédents, le cinéma a emprunté au théâtre, à la photographie… Le jeu vidéo a le droit d’emprunter à ses prédécesseurs. Les enfants miment les parents jusqu’à trouver leur propre personnalité. En tant que moyen d’expression le jeu vidéo étant toujours dans l’adolescence, quoi de plus naturel. La difficulté dans un projet ambitieux comme Heavy Rain étant évidemment de trouver la bonne distance entre influences culturelles constitutives et citations trop littérales. Une observation fragmentaire à la loupe du jeu peut révéler de nombreux copiés/collés mais pris comme un tout, Heavy Rain est bel et bien une entité pleine, autonome, et artistiquement légitime.

Jouer avec

Heavy Rain joue donc à faire du cinéma. Mais contrairement aux interminables et lourdingues impositions de cinématiques non interactives d’un Metal Gear Solid, voire même les Assassin’s Creed, le jeu n’immobilise pas le joueur. Il y a, de fait, des moments où l’histoire avance toute seule, sans intervention tactile du joueur. Mais le savoir-faire du jeu et la qualité interne de son rythme font passer inaperçus ces courts moments là. Car la réussite de la réalisation tient à la charge émotionnelle que le joueur finit progressivement par accumuler. Il devient presque aussi indispensable, voire plus, de savoir ce qu’il va se passer ensuite plutôt que de réussir la prochaine action. Et ce malgré de grosses ficelles mélodramatiques. Cage et son équipe ont trouvé un singulier milieu d’intérêt concerné entre passivité et interaction. L’inaction se vit bien parce qu’elle reste porteuse d’intensité. De son côté, et sans que l’on ressente un va et vient artificiel, l’interactivité qui provoque volontairement des ratages, s’accepte parce qu’elle enchaine toujours sur un morceau d’histoire cohérent et des comportements humains relativement crédibles au sein de la fiction.

Pause et pose

Contrairement à un film qui entraine le spectateur dans son inexorable emballement, le jeu vidéo permet à son utilisateur, un peu comme un lecteur de bande dessinée, de choisir son rythme sans interrompre le programme, sa « magie ». Les protagonistes d’Heavy Rain peuvent à volonté regarder par la fenêtre, s’assoir et réfléchir. Avec une caméra toujours instable induisant, selon les situations et l’interprétation subjective, curiosité, paranoïa ou empathie, à travers les regards imaginaires d’un voyeur, d’un espion hors champ ou, plus pénétrant encore, d’un méta point de vue plus ou moins objectif, on regarde ici les personnages penser. Hérésie pour les adeptes du jeu vidéo frénétique de naissance, avancée culturelle pour ceux qui ont vu dans le lointain Myst et ses suites une fusion exceptionnelle du récit explicite et implicite grâce à ses touches interactives chirurgicales.

Abstractions interactives

Les audaces conceptuelles et tactiles d’Heavy Rain brillent autant parce qu’elles font exploser plusieurs bulles de conventions du jeu vidéo prisonnier de lui-même. Bien amenées, des situations ordinaires comme se raser sans se couper, faire cuire une omelette pour une invitée en détresse, regarder un petit garçon triste faire ses devoirs, ou essayer en vain de le distraire en l’entrainant vers la balançoire ou un manège, peuvent générer plus d’intensité dramatique que tous les affrontements intergalactiques. La fascination provoquée par les énormes gros plans des visages animés en guise de salle d’attente entre deux chapitres ne s’épuise pas avant la fin de l’aventure parce qu’ils imposent une humanité troublante derrière leur étrangeté polygonale. Comme les séries TV US modernes, la narration chapitrée ose les ellipses de façon à laisser des moments en suspens, des petits trous narratifs qui occupent et déconcertent le joueur malgré lui. C’est grâce à cela que les énigmes puzzles plus ou moins bateau des enquêtes croisées se vivent avant tout à travers le parcours émotionnel des uns et des autres et non le déroulé arithmétique des indices. Le rébus général cherche au fond le diagramme d’un damier émotionnel. En attendant, sans doute, de trouver un échiquier plus complexe et subtil.

Le final cut moebius

Les rares scènes d’action violente où un personnage peut vraiment mourir au sein de l’histoire, et ne plus appartenir au récit qui va continuer, génèrent de fascinantes et inédites émotions. Le jeu touchant là de nouvelles strates psycho-cognitives, l’impact sur le participant ne sera pas décryptable du jour au lendemain. David Cage a beau rationnaliser à longueur d’interviews, il y a évidemment ici des choix de game design, de situations et de déclinaisons narratives qui relèvent plus de l’instinct que de la raison. Long à s’afficher parce que enregistrant le parcours singulier du joueur à travers l’histoire, le superbe et malin générique final, alors personnalisé, affiche d’une manière énergique des bribes de récit non croisés par le joueur. Une incitation futée à revivre l’aventure qui vaut bien tous les scores chiffrés du monde. Petit frère d’Avatar sur bien des points – avancées techniques et performance capture en première ligne – à moins d’un miracle, Heavy Rain, ne changera pas du jour au lendemain l’industrie du jeu vidéo comme le film de James Cameron vient de bousculer le monde du cinéma. Mais il a le potentiel de changer le regard que le monde porte sur le jeu vidéo. À chacun sa révolution.

François Bliss de la Boissière

 


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Le vrai moteur du jeu vidéo : une créativité déchaînée

En ce début 2010, joueurs ou observateurs attentifs peuvent prendre la pleine mesure d’un loisir interactif habité par une vitalité créative peu commune. Coup sur coup, dans des registres bien différents, le Bayonetta japonais, le Bioshock 2 américain, le Mass Effect 2 canadien et le Heavy Rain français déploient un savoir faire et une puissance d’évocation exceptionnelles. Le jeu vidéo a encore beaucoup à dire au-delà de son agitation. IMMERSIONS…

Heavy Rain Quantic Dream

Si, d’un point de vue économique, l’industrie du jeu vidéo fléchit à son tour et oblige les leaders du secteur à se réorganiser, le nerf de la guerre du jeu vidéo, c’est à dire son intarissable puits de créativité, continue d’alimenter en créatine un grand corps, en surface, un peu malade mais en réalité habité par une fièvre de jeunesse. Car du haut de sa trentaine d’années, les toussotements chroniques du jeu vidéo ne sont que les symptômes d’une crise de croissance toujours en cours. Même s’il inonde le marché de productions techniquement abouties et vient concurrencer les loisirs déjà en place, le jeu vidéo est encore et toujours à l’école. Il se cherche encore une vocation, un but, voire même un genre. Depuis la révélation de la Wii et de la DS, le jeu vidéo ne sait par exemple plus s’il est masculin ou féminin, adulte ou infantile, distraction ou service, défouloir ou éducatif. En trois ans à peine, le jeu vidéo déjà sans définition a embrouillé ses repères socioculturels, ses quelques certitudes commerciales. Les services marketings en perdent leur latin d’HEC. Le rayon jeu vidéo désormais occupé par une population familiale touristique, les gamers se sont vus requalifiés en hardcore gamers. Un terme peu flatteur, entre geek asocial et passionné obsessionnel et, au bout de l’étiquette, amateurs de jeux violents. Insaisissables en dehors de la culture jeu elle-même, les trois plus gros succès contemporains que sont World of Warcraft, Grand Theft Auto IV, Call of Duty : Modern Warfare 2 confortent ce statut de bande à part. Pourtant, même s’il semble parfois en voie de disparition, c’est dans ce vivier de productions visant encore les gamers traditionnels que le jeu vidéo exploite tout son potentiel technique et artistique.

Élites de masses

Les quatre jeux qui sortent du lot en ce début d’année appartiennent à cette dernière catégorie. Fondamentalement, parce qu’ils demandent un effort conséquent et font appel à un ensemble de conventions, ils ne sont lisibles et préhensibles que par les hardcore gamers. Dans un mélange flamboyant de technologies interactives et d’irruptions artistiques ils brillent pourtant au-delà du cercle d’initiés. Au premier abord le film Avatar de James Cameron s’adresse lui aussi à une population de geeks nourrie de S-F et de cybermonde. Et pourtant, sans renier son fond, le film a réussi à toucher la planète entière. Le jeu vidéo porte aussi ce potentiel et la formule qui le fera passer de phénomène réservé à spectacle universel ne dépend plus maintenant que d’un bon concours de circonstances, ou d’une approche inédite.

Heavy Rain, enfin une éclaircie

Le français David Cage (Fahrenheit) en est si convaincu qu’il a mis pendant quatre ans toute son énergie à créer un Heavy Rain à mi chemin du jeu vidéo et du cinéma susceptible de réunir les deux publics. Le suspens narratif de l’instant comme de l’ensemble, le montage et le jeu sérieux des acteurs légitiment le récit et happent même le spectateur passif. Manette en mains, les sollicitations interactives inhabituellement distillées créent un lien nouveau entre le joueur et les différents personnages qu’il contrôle à tour de rôle. Derrière le rideau de pluie d’Heavy Rain se cache à peine un auteur qui cherche à faire grandir le joueur en lui imposant une palette d’émotions, simpliste dans un film, mais inusitée dans un jeu vidéo. Du début à la fin l’expérience Heavy Rain ne ressemble à aucune autre et réussit dans le jeu vidéo, ce qu’Avatar a réussi dans le cinéma : ouvrir un nouvel horizon, émotionnel pour l’un, technologique pour l’autre.

Bayonetta, jeu vidéo fractal

Fou, hystérique, porteur de sa propre hybridation, le Bayonetta du créatif japonais Hideki Kamiya (Devil May Cry, Okami…) vient lui aussi donner des leçons. Jeu de combat morphant en jeu de danse, ou l’inverse, croulant sous les idées visuelles, Bayonetta joue au moins triple jeu. Il donne à jouer aux forcenés de la manette tout en se moquant de sa propre dynamique. Ivres d’eux-mêmes, polymorphes, le système de jeu et son héroïne sexy castratrice s’étranglent et s’étouffent sous les giclées de matières virtuelles. Le jeu absorbe tous les fondamentaux du beat’em all et du hack’n slash pour les recracher en un mash-up interactif qui ne laisse aucune place à un descendant. Esthète et vulgaire, volontairement incorrigible, Bayonetta provoque et irrite autant qu’il épate et affirme. L’excès vaut ici commentaire sur le médium qui lui donne vie. Au point de, peut-être, entériner la fin d’un cycle créatif d’une scène japonaise en mal de renouvellement.

Bioshock 2, Mass Effect 2, les mots pour le dire

Quand le jeu vidéo s’est mis à parler, le pire était à entendre. Malgré le gigantisme de leurs constructions architecturales, une cité engloutie sous l’océan dans l’un, des citadelles dans l’espace pour l’autre, les deux énormes suites aux premiers Bioshock et Mass Effect s’entretiennent par le verbe. Est-ce parce qu’ils se promènent enfermés dans des carapaces protectrices devenus caissons d’isolation sensoriel officieux – un scaphandre Jules Vernien pour le « Big Daddy » de l’un, une armure high-tech pour le commandant de vaisseau spatial de l’autre – que les héros de Bioshock et Mass Effect doivent suivre leur histoire à travers autant de messages audio off ? Quelles que soient les séquences d’action, le jeu brut ici ne se suffit ainsi plus à lui-même. Il se cherche un sens, un contexte. Il veut épaissir le joueur, lui greffer son encyclopaedia universalis passée et présente. Le joueur ne joue plus pour le présent ou la satisfaction immédiate. L’héritage qu’on lui impose l’oblige à jouer pour le futur. La magnificence visuelle et les mécaniques interactives sophistiquées des deux jeux pourraient suffire à contenter, y compris la violence toujours fantasmagorique de Bioshock. Mais non, les auteurs croient tellement en leurs univers qu’ils s’obligent à le rendre cohérent au-delà même de l’horizon accessible par le joueur. 80% actif, souvent forcé à l’écoute, le joueur devient invité d’un monde qui existe sans lui. Et le respect s’impose en parallèle aux moments de silences contemplatifs offerts.

Muet d’admiration

En 2010 le jeu vidéo va se réinventer un nouveau cycle, de nouveaux hardwares (DSi 2 sans doute, iPad sûrement…), de nouvelles façons de jouer (Arc, Natal…), ou tout simplement d’interagir (3D relief). En 2010 les regards et les médias se tourneront vers la matérialisation de ces nouvelles activités, vers ces expressions externalisées. Mais l’essence du jeu vidéo, son indéchiffrable phénoménologie virtuelle, son foisonnement créatif, sont à chercher et à vivre dans l’écran. Car le jeu vidéo est avant tout un voyage intérieur. Au moment où, pour cause de flottements économiques, acteurs et joueurs ne savent plus très bien où et comment se joue le jeu vidéo, Bayonetta, Bioshock 2, Mass Effect 2 et Heavy Rain remettent l’essentiel au cœur des enjeux. Le talent, l’ambition et l’envie contagieuse des auteurs. Quatre blockbusters qui réussissent à marier expression artistique et gros budgets. Et laissent la place aux expériences plus franchement arty comme les étonnantes Mésaventures de P.B. Winterbottom. Un jeu de plate-forme/réflexion en noir et blanc dans l’esprit burlesque et esthétique des films muets du début du XXe siècle. On reste sans voix.

François Bliss de la Boissière

(Publié le 23 février 2010 sur Electron Libre)

 


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Édito : Une histoire de la violence (avec la participation de David Cage et Lorne Lanning)

Les fondateurs du studio Bioware ont articulé tout haut ce que le marché et la culture toujours naissante du jeu vidéo s’apprête à apprendre : pour atteindre une vrai maturité, le jeu vidéo va devoir se passer de violence… Videogames evolved…

Violence dans le jeu vidéo

C’est une vieille rengaine. Malgré toute sa richesse, le jeu vidéo n’est guère subtil. Il passe sans transition notable du programme familial bon enfant façon Nintendo à ceux, majoritairement brutaux, voir violents, destinés aux hardcore gamers devenus « adultes ». Depuis l’avènement de la DS et de la Wii, le public s’est néanmoins considérablement élargi. Une population nouvelle a investi le territoire interactif et absorbe tous ces produits « blancs » à base de services à la personne, de gestion d’animaux, de passe-temps plus ou moins utiles que les gamers regardent avec circonspection. Un public qui pourrait très bien mûrir et s’intéresser progressivement à des jeux vidéo plus sophistiqués. En pensant à ce néo public, Greg Zeschuk et Ray Muzyka, fondateurs du studio Bioware croient en l’avènement du jeu vidéo qui intéressera grâce à sa narration et non plus seulement pour ses combats. Des jeux qui abandonneraient la violence et muteraient en blockbusters tout publics comme au cinéma. « Bien sûr, les gens qui jouent depuis 10 ans (ou plus), veulent ces séquences de batailles et de bagarres, expliquent-ils, mais il y a des audiences différentes qui pourraient simplement apprécier l’histoire« . Et de faire allusion sans l’expliciter à la différence entre scène d’action et violence. Une différence qu’Hollywood a bien compris. Les films à explosions du cinéma comme la dernière vague de films de super-héros regorgent de scènes d’action, de bagarres, d’explosions sans, à de rares exceptions près, tomber dans une violence indigeste pour les masses. Même si certains cinéastes s’amusent à brouiller ici et là les pistes, il y a au cinéma une distanciation nette entre films d’action et films violents ou gore. Même avec des limites des uns et des autres repoussées d’années en années, il n’y a pas de confusion entre les marchés des films de Spider-Man et ceux des Saw même si le joker de The Dark Knight frôle la ligne rouge. Ce moyen terme n’existe pratiquement pas dans le jeu vidéo. Quel genre de succès peut-on imaginer au méritant Dead Space s’il ne se laissait pas aller à toute cette complaisance gore superfétatoire par rapport à la qualité de toute la production ? Si les séries Silent Hill et Resident Evil avaient creusé le sillon du suspens psychologique, du fantastique insaisissable, plutôt que de développer une violence de mauvaise fête foraine, ne se vendraient-ils pas davantage encore ? Que cela soit clair. Les jeux d’horreur, violents ou pas, ont tout à fait leur place dans le jeu vidéo. Le jeu vidéo a même fait avancer le genre. A-t-on pourtant déjà fait une démonstration des qualités d’ambiance de Silent Hill à un spectateur néophyte que l’on veut convaincre pour aussitôt échouer dans l’embarras des scènes de gore aux excès inexplicables de « l’extérieur » ?

Alors que toutes les études annoncent un vieillissement, jusqu’à 35 ans, de l’âge moyen des joueurs, la participation de plus en plus importante des joueuses, pourquoi les éditeurs continuent-ils à viser seulement les instincts les plus bas et ce, en tout paradoxe puritain, en évitant soigneusement le sexe ? Toute la richesse et l’iconographie des Assassin’s Creed n’intéresseraient-elles pas plus de gens si le jeu ne tournait pas autour d’une longue litanie d’assassinats à perpétrer soi-même ? Vie et mort restent les thèmes les plus captivants de n’importe quelle histoire, mais de là à les perpétrer en mase comme le propose régulièrement le jeu vidéo ? À l’hégémonie de la violence dans le jeu vidéo Nintendo a eu la sagesse, après avoir prêché dans le désert, de mettre concrètement le holà et de renvoyer le jeu vidéo à la case départ. C’est le marché désormais et le succès des produits DS et et Wii qui font la démonstration aux éditeurs et les forcent à suivre d’autres pistes que celles de l’action brute aux ventes désormais moins spectaculaires. Deux ans après le passage du train DS/Wii, les éditeurs attachent finalement tous de plus en plus de wagons à ce nouveau convoi. Mais encore une fois, au passage, ce sont les jeux intermédiaires qui risquent d’être négligés, ceux qui ne tombent ni dans la facilité infantile ni dans la complaisance racoleuse de la cérémonie du sang.

À la recherche d’un diagnostique, Bioware se demande si l’action et ses excès dans les jeux ne seraient pas la résultante de la technologie. Cliff Bleszinsky d’Epic s’est amusé récemment à expliquer que si les héros Gi Joe du jour avaient tous les cheveux ras c’est parce que la technologie ne permet pas encore de modéliser de manière crédible les cheveux… longs. Toutes les avancées technologiques fulgurantes informatiques en 30 ans et le jeu vidéo continuerait donc de dessiner grossièrement les contours du réel avec de gros feutres ? L’analogie avec l’évolution du cinéma encore à la rescousse : « Il a fallut des décades à l’industrie du cinéma pour passer du noir et blanc au parlant, jusqu’à arriver à la richesse du jeu des acteurs et de la réalisation, les mouvements subtiles de caméra désormais standardisés… Le cinéma a prospéré à partir de là » rappelle Bioware qui pense que le jeu vidéo est arrivé à « un carrefour où toutes sortes de genres et de caractérisations vont éclater« . Le marché devrait ainsi évoluer avec le public en passant des early adopters au grand public puis à un public de masse dont le jeu vidéo deviendrait le loisir principal. Un vœu pieux partagé depuis des années par le français David Cage qui de Nomad Soul au prochain Heavy Rain, en passant par Fahrenheit, défend inlassablement un jeu vidéo adulte confrontant des enjeux et des émotions sérieuses au même titre que les livres ou le cinéma. « Je suis arrivé à la même conclusion que mes confrères de Bioware« , nous confie-t-il totalement concerné par les propos du studio spécialisé dans les jeux à histoire comme Mass Effect, « passer des heures à bastonner des trolls avant de passer un niveau suivant pour bastonner plus de trolls n’est pas une expérience satisfaisante pour un grand nombre d’adultes, qui sont le plus souvent en quête d’un peu plus de sens et d’émotion« . « Si on souhaite abandonner les « batailles » il va falloir trouver de nouvelles manières d’interagir qui ne soient pas basées sur la violence » explique-t-il en détails (sa réponse complète ci-dessous) avec la passion d’un créatif participant enfin à un coming out collectif. Encore une fois il ne s’agit ni de signer la fin des jeux d’action ni celle du hardcore gaming. Mais entre l’aveu des recherches interactives entreprises par Nintendo pour rendre les jeux core gaming plus accessibles et le souhait de plus en plus présent des créateurs de pouvoir travailler sur d’autres formules que celles qu’il s’auto inflige, le jeu vidéo se cherche définitivement un nouveau costume.

En symbiose avec les révolutions technologiques qui le poussent, qu’il le veuille ou non, depuis sa naissance à la remise en question, la prochaine évolution du jeu vidéo devra sans doute se détacher un moment de cette dépendance pour prendre le temps d’être mise en œuvre par des humains pour les humains. Et pour passer à cette nouvelle étape, le loisir interactif devra peut-être, pour se tolérer lui-même ou faire oublier ses premiers excès, changer totalement de peau comme le personnage au cœur du film A History of Violence de David Cronenberg.

François Bliss de la Boissière

(Publié en juillet 2009 sur Overgame)

Intégral de la réaction de David Cage aux propos de Bioware.

David Cage et le casting de Heavy Rain

« Je suis évidemment totalement en phase avec les déclarations de Muzyka et Zeschuk. C’est une analyse que j’ai faite à la fin de Nomad Soul (en toute humilité…) en constatant que mes parents et beaucoup de gens autour de moi pouvaient apprécier les mêmes livres, les mêmes films, les mêmes émissions de télévision que moi, mais n’avaient strictement aucun intérêt pour les jeux vidéo en général. Les raisons invoquées par tous les adultes qui ne jouent pas étaient souvent les mêmes : « je n’ai pas le temps, c’est trop compliqué, je n’y comprend rien, ça ne m’intéresse pas ». J’ai alors cherché à comprendre qu’est-ce qui faisait que les jeux n’intéressaient que les gens de ma génération (et encore pas tous), et qu’est-ce qu’il était possible de faire pour étendre notre public traditionnel. Je suis arrivé à la même conclusion que mes confrères de Bioware : la narration et l’émotion sont les seules réponses valables, tout simplement parce que quand on vieillit, on n’a plus envie de jouer aux mêmes jeux que quand on est adolescent. On n’aime plus les mêmes livres, les mêmes films, nos goûts changent et évoluent (enfin normalement…), mais les jeux vidéo eux ne changent pas, d’où la rupture. Passer des heures à bastonner des trolls avant de passer au niveau suivant pour bastonner plus de trolls n’est pas une expérience satisfaisante pour un grand nombre d’adultes, qui sont le plus souvent en quête d’un peu plus de sens et d’émotion.

Deux choses me surprennent particulièrement dans les déclarations de Bioware : la première est qu’ils semblent prêts à une rupture avec leur public traditionnel de hardcore gamers. C’est une décision qui est extrêmement difficile à prendre parce qu’en terme de marché, on sait ce qu’on perd (dans leur cas, un public très nombreux de gamers avides de leurs jeux) mais on ne sait pas ce qu’on gagne (conquérir un nouveau public est toujours un immense challenge).

La deuxième chose qui m’interpelle est le fait que la plupart des jeux reposent sur des mécaniques répétitives (tirer, sauter, courir, se cacher, etc.). C’est une structure particulièrement pratique en terme de design parce que c’est une typologie d’actions qui commence à être très bien connue (voilà vingt ans que l’industrie produit des jeux basés sur ces principes…). Si on souhaite abandonner les batailles, il va falloir trouver de nouvelles manières d’interagir qui ne soient pas basées sur la violence.

Même constat pour raconter une histoire : difficile de développer un scénario sur la base uniquement de coups de hache et de démembrement. Une histoire demande une grande variété d’actions contextuelles, et donc une nouvelle approche de l’interface et des mécanismes de jeux. C’est une rupture particulièrement importante pour une société comme Bioware qui a établi sa réputation et sa réussite sur ces bases, et encore une fois, je trouve leur déclaration particulièrement audacieuse.

Comme ce sont des valeurs que je défends (avec parfois un certain sentiment de solitude, je dois l’avouer…) depuis quelques années maintenant, je suis heureux d’être rejoint sur ce terrain par des développeurs de cette valeur. Avec Fahrenheit et maintenant Heavy Rain, c’est une voie sur laquelle je me suis déjà résolument engagé depuis plusieurs années sur la base de la même analyse que fait aujourd’hui Bioware. J’espère que Heavy Rain démontrera de manière claire qu’il est possible de créer des jeux différemment, basés sur la narration et l’émotion à destination d’un public adulte, et qu’il contribuera à donner envie à d’autres studios de franchir le pas. Ils le feront probablement d’une manière très différente de la nôtre et c’est tant mieux. Le plus important est de sortir de la préadolescence dans laquelle notre industrie s’est enfermée et de commencer à explorer de nouvelles voies vers un média plus mature et créativement plus ambitieux. »

David Cage, juillet 2009


Réaction de Lorne Lanning aux propos de Bioware sur la violence

Lorne_Lanning DR

Non cité dans l’édito, voici néanmoins l’intégral de la réponse de Lorne Lanning (Oddworld) à la problématique de la violence soulevée par Bioware…

« I think Bioware has it right, but I don’t agree that they are saying, “violence is going away”. To sum it up, what they’re saying is that violent games will come to have non-violent roles for people who want to participate but don’t want to participate in the violence. As social networks get more fused with gaming, then there will grow a great need for more non-violent roles to emerge in more games.

In terms of pure quantity, violence will only continue to grow in games, but the new hybrids of digital gaming will see a far greater growth in overall poundage. It’s the landscape of new devices and generally assumed connectivity that are the hot new areas that are going to be changing the traditional formats.

It’s our perspective that everyone is a gamer. Period. No matter what age, what gender, or what culture; all people have always played games and they always will. Though what they play may not be electronic, this is only a temporary condition. Eventually, all games people play in life will have a digital presence that magnifies their previous abilities.

As more of the general masses get more engaged with digital gaming, which is happening rapidly with social gaming mobile gaming right now, then the traditional image of the gamer will become more like the traditional image of the “computer scientist”. It will become something of the past as “games” become more integrated, beneficial, and permanent fixtures within peoples lives.

The idea of a having a dedicated game machine will be like the idea of having a dedicated typewriter in your life today. Why even have one when the other devices you already own can handle the job of typing just fine, probably even better. So the typewriter goes the way of the dinosaur, and typing becomes just one ability handled by your other digital devices. I have little doubt that the typewriter is the console gaming machine of today. There’s a lot of people who still believe you should have one, but it’s only a matter of time before your other devices are doing the job just as well, and likely even better because they will be more compatible with a larger landscape of networks and apps. »

Lorne Lanning, july 2009


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OFF RECORD : « Game designer, métier de Bozo » (entretien anonyme)

Après « testeur de jeu », la 2e porte d’entrée rêvée dans l’industrie du jeu vidéo serait game designer. Celui qui imagine le jeu, « l’inventeur ». Las, un Lead Game Designer ayant fréquenté start-ups prétentieuses et stars capricieuses du jeu vidéo nous apprend que le quotidien de la création d’un jeu vidéo est loin d’être glamour.

anonymous 2

Bliss : Un game designer peut-il être qualifié d’auteur d’un jeu ?

Game designer anonyme : Fuck no. Plus encore que dans n’importe quelle autre branche de l’entertainment, le jeu vidéo est le résultat d’un effort commun. C’est une équipe qui bosse pendant des mois, voire des années ensemble. « Nous » sommes les auteurs, il n’y a pas de « je ». On a bien sûr des créateurs de jeu vedettes comme Will Wright, Hideo Kojima, David Cage, Peter Molyneux qui sont en quelque sorte des über game designers. Ils incarnent l’âme d’un projet. Mais leurs jeux ne prendraient pas forme sans une batterie de game designers pour formaliser leur vision, des programmeurs de génie pour la rendre palpable du bout d’un pad, et des artistes fous pour l’habiller.
Un simple game designer n’est pas un auteur, loin de là. C’est un ouvrier spécialisé, il exécute les ordres et prend des micros décisions au sein de l’espace créatif que son supérieur a déterminé pour lui. On n’est pas dans le Showbizness, on travaille dans des bureaux tous ensemble plus de 250 jours par an, ce n’est pas hyper sexy ni très fun en fait.

Bliss : Le rôle du game designer est-il clairement défini par rapport aux autres membres de l’équipe ?

Game designer anonyme : Bien sûr. Le game designer c’est le chieur qui vient casser les pieds sur ce qui semble être un détail et qui pour lui est un truc dont sa vie dépend. Celui qui vient voir le programmeur après qu’il ait passé des jours à monter une feature délicate pour annoncer que finalement il veut autre chose et qu’il faut tout reprendre à zéro. C’est le mec qui bassine avec sa philosophie de design sous-jacente associée à des AFM (Acronymes Fumeux de Merde) ; le même qui n’a plus grand-chose à faire quand les autres sont en crunch-de-la-mort-parce-qu’ils-doivent-livrer-le-master-gold-à-la-fin-de-la-semaine. Au pluriel, les game designers, c’est la bande de gars qui fait le plus de bruit dans un bureau, qui rigolent le plus fort et se livrent à des joutes verbales incessantes et ultra violentes. Les mêmes qui passent des heures à jouer aux derniers jeux sortis sous couvert de faire de la « veille techno ». C’est en Game Design qu’on trouve les plus grands tarés, les égos les plus difficiles à gérer, en général ce sont des control freaks avec une tendance à aborder tout sujet de design de manière anale.

Bliss : Vous avez été game designer au sein de plusieurs studios de taille et d’ambitions différentes, avez-vous eu l’impression de faire le même travail à chaque fois ?

Game designer anonyme : À peu près oui. Le travail du game designer au quotidien est d’avantage lié au projet qu’au studio. Si je bosse sur un jeu avec une forte composante aventure, je vais passer les ¾ de mon temps sur le scénario, les dialogues et les énigmes. Tout ce qui est User Interface et Gameplay passe au second plan. Si je bosse sur un platformer, je vais me focaliser sur le contrôle du perso et mettre en place les « briques de gameplay » qui feront office de notes de musiques que les level designers déploieront sur leur partition / niveau. Si je suis sur un actioner, je vais passer le plus clair de mon temps sur les capacités de combat du personnage, de celles des ennemis et des comportements associés, ce en étroite collaboration avec les programmeurs gameplay et les animateurs.
Plus sérieusement, le rôle du game designer dépend surtout de sa place dans le chain of command. Le Game Director va superviser le contenu de jeu de manière transversale, le lead va manager l’emploi du temps de l’équipe, s’assurer que la documentation est à jour et passer des heures en meeting avec les leads des autres départements. Ensuite il y a les game designers couteaux suisses qui d’une semaine à l’autre vont être placés sur des sujets divers (UI, controls, gameplay feature X, besoin outils, etc.). Et puis t’as les game designers spécialistes d’un sujet (combats, puzzles, etc) qui passent d’une prod à l’autre…
Idéalement, le game designer est reconnu comme le médiateur entre programmeurs et artistes. C’est celui dont le travail existe à travers celui des autres. Donc pour les autres, il est celui qui ne sert à rien…

Bliss : Pas de problèmes d’égo entre ces créatifs ?

Game designer anonyme : Il y a trop de game designers qui se croient dans Top Gun. Il faut composer avec des Ice et des Maverick qui ne sont d’ailleurs pas les Top Guns qu’ils imaginent. Le game design, particulièrement en phases concept et préprod, mène à des batailles d’opinions incessantes. D’autant plus épuisantes si le chef d’équipe, « le lead », est incapable de prendre du recul et s’enflamme comme ses hommes. Ma plus belle expérience de game design a eu lieu en binôme avec une jeune femme. Notre relation de travail était dépourvue d’animosité, ou de testostérone, et ça c’est inestimable et rare.

Bliss : Vous avez exercé dans des studios dirigés par des statures du jeu vidéo et des studios plus débutants… Quelle différence au quotidien ?

Game designer anonyme : Il faut plus que des vedettes du jeu vidéo et du pognon pour faire exister un studio. J’ai travaillé dans plusieurs start-ups qui étaient « équipées » de vedettes créatives, pleines aux as, et dirigées par des personnalités venant d’industries plus prestigieuses et adultes que celles du jeu vidéo. À chaque fois, on commence à bâtir des rêves sur de belles intentions. Puis les ressources humaines sont limitées et on peine à recruter des pointures qui apporteraient un savoir faire évitant de réinventer la roue. Bien que parfois excentriques, les gens à la tête de ces studios start-ups ne sont pas des idéalistes. Ils ne souhaitent pas produire les meilleurs jeux du monde, même si bien évidemment ils affirment le contraire. Non, ils cherchent le moyen de faire de l’argent le plus rapidement possible. Il en résulte, malgré la présence de créateurs vedettes expérimentés, une politique éditoriale de type « girouette », drivée par les remarques du dernier client potentiel. Ce problème d’identité et cette absence de savoir faire (pas encore de jeu publié) fait qu’à chaque fois la direction clame que ses équipes sont capables de produire n’importe quel type de jeu dans n’importe quel genre. Ce qui fait que l’on passe pour des bozos… Et que les premiers jeux sont des jeux de bozos. Lorsqu’ils aboutissent…
En opposition, dans les studios tenus par des idéalistes qui ont réussi à sortir au moins deux ou trois jeux, la direction est beaucoup plus claire, la perception de ce qu’est le studio aussi. Et là il y a un éditeur derrière, des équipes rodées et soudées en mesure de se concentrer en toute sérénité sur le boulot au quotidien.

Bliss : La collaboration est-elle vraiment possible avec des vedettes du jeu vidéo ?

Game designer anonyme : J’ai directement travaillé avec deux d’entre elles et ce fut deux expériences radicalement différentes. Une « légende » qui n’avait pas terminé de projet depuis un certain temps. Très ouvert sur le plan professionnel et amical, il m’a appris énormément. Son sens du jeu, son instinct était extraordinaire. Nous avons monté ensemble des projets réellement chouettes. Puis sa relation avec le studio s’est durcie, il a perdu sa garde rapprochée et s’est retrouvé seul face aux gars du patron. Là, il a amorcé un repli sur lui-même. Nous n’arrivions plus à « fermer des sujets », à trancher pour produire, et il avait des exigences de plus en plus extravagantes et irréalistes. Le dialogue entre nous s’est délité et on a fini par s’engueuler.
L’autre est à la fois patron de son entreprise et directeur créatif. Autant dire que sa société est son royaume, et ses jeux, ses batailles. Il a plié le jeu vidéo à son imaginaire, à ses envies et à ses capacités. Cela fait de lui un créatif extraordinaire. Mais alors quel égomaniaque ! Je ne rentrerai pas dans le détail mais disons que si en tant que game designer vous n’avez pas en plus une compétence de technicien, de manager ou un MBA en léchage de cul, votre espérance de vie dans son royaume est de trois à douze mois. Ensuite, il explique gentiment que son jeu, il va le faire tout seul parce que c’est comme ça qu’il se sent le plus à l’aise.

Bliss : Quelles sont les erreurs commises par un jeune studio ?

Game designer anonyme : Comme évoqué tout à l’heure. La girouette attitude est très dommageable. Ensuite viennent le mensonge et l’arrogance. Le mensonge c’est par exemple d’affirmer à un éditeur de renommée mondiale en passage dans les locaux pour un audit que dans le bâtiment, là en face, il y a 200 employés qui bossent sur un jeu top secret classified financé par l’armée. Bâtiment dans lequel malheureusement on ne peut se rendre car on ne peut déroger aux clauses de confidentialités et qui, naturellement, n’appartient pas du tout à la société. Ou alors, face aux huiles d’un des cinq premiers éditeurs mondiaux, clamer que le jeu présenté par nos soins a été élu meilleure démo de l’E3 précédent, sans bien évidemment qu’aucun des invités n’en ai jamais entendu parler… L’arrogance c’est être à deux doigts de vendre un projet à THE publisher japonais et, à une question cruciale par mail concernant le cœur de l’expérience de jeu, lui répondre : « Nous savons ce que nous faisons, votre question touche à une simple affaire de réglages, nous verrons cela en production… ». Evidemment face à une telle réponse de charlot, les gars laissent tomber et tu n’entends plus jamais parler d’eux. Il y a des dizaines d’anecdotes comme ça mais rien que d’y repenser j’ai à nouveau envie de vomir.

Propos recueillis en 2008 par François Bliss de la Boissière

(Publié en 2008 dans Amusement #2)

(Note : si l’anonyme en question passe par cette page et souhaite que l’on réintroduise son nom, qu’il fasse signe, il y a sans doute prescription…)

 


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David Cage : Gaulois, à ses risques et périls (entretien fleuve 3/3)

Plus instinctif que calculé, le travail de David Cage ne s’inspire pas vraiment des jeux vidéo d’autrui, ni forcément du cinéma non plus. Même si l’un et l’autre font toujours parts égales dans ses productions interactives. Premier objectif sans doute : l’émotion.

DavidCage © bliss 02

Bliss : Certains metteurs en scènes de cinéma avouent ne plus pouvoir regarder un film normalement. Est-ce votre cas avec un jeu vidéo ?

David Cage : Je regarde très rarement quelque chose en me demandant comment c’est fait. Si je pense au making-of c’est que le jeu n’est pas très bien fait finalement. Qu’il n’a pas été capable de prendre aux tripes. Il laisse le temps de réfléchir. Donc ce n’est pas un si bon jeu que ça.
Quand on regarde le moteur 3D c’est qu’il n’y a que ça à regarder. Comment ils font ça ? Combien ils affichent de polygones… C’est qu’en fait le jeu est tellement inintéressant qu’on se concentre sur la techno. C’est vrai que quand je regarde Doom 3 – je déteste ce genre de jeu – la seule chose que je regarde c’est la technique. Conceptuellement il n’y a pas grand chose qui m’intéresse. Je joue 10 mn le soir en rentrant tard à Pro Evolution Soccer 3 (Konami, 2003) pour me détendre. C’est une drogue dure (rires). Et j’ai eu un coup de foudre pour Ico (Sony-PS2, 2001). Il m’a passionné parce que c’est un jeu basé sur l’émotion, sur la création de ce sentiment d’empathie. Pour moi, ça c’est un vrai challenge, la difficulté.

Bliss : Vous espérez que les joueurs soient des co-réalisateurs ou des co-scénaristes en jouant à Fahrenheit, mais la majorité des joueurs préfèrent rester dans leur rôle d’acteur agissant dans un contexte donné qui ne demande ni grandes décisions ni incertitudes, non ?

David Cage : L’intérêt dans Fahrenheit est de changer un petit peu la relation entre le joueur et son personnage. J’avais déjà essayé de le faire dans Nomad Soul avec la possibilité de changer de corps. Cela modifiait la relation avec le personnage puisque vous n’êtes pas lui mais l’âme, en lui. Et comme cette âme peut voyager de corps en corps, son apparence change. J’ai gardé cette idée là et je l’ai un peu fait évoluer dans Fahrenheit où le joueur n’est pas Lucas Kane mais tous les différents protagonistes de l’histoire. Je pense qu’à un moment, ce processus d’identification à plusieurs personnages donnera au joueur le sentiment qu’il oriente l’histoire à travers tous les protagonistes.

Bliss : Vous avez dit qu’il fallait que les joueurs soient impliqués émotionnellement pour que ça marche. Mais le procédé des splitscreens simultanés utilisé dans Fahrenheit pour voir une scène sous plusieurs points de vue risque de donner conscience au joueur du jeu en marche et donc l’extirper de l’expérience immersive ?

David Cage : Sincèrement, je ne pense pas. Nous ne sommes de toutes manières pas en vue subjective dans Fahrenheit, mais à la 3e personne. Cela crée de toutes façons une distance. Il y a une incompréhension assez répandue dans le jeu vidéo qui consiste à dire que la vue subjective est davantage immersive. Ça n’est pas vrai. C’est une relation différente entre vous et votre personnage. En vue subjective vous avez une certaine relation, en vue third vous en avez une autre. Vous voyez votre personnage, et le fait de le voir donne des messages sur ce qu’il pense, comment il est, sa tenue vestimentaire, comment il se coiffe, comment il réagit. Tout ça vous le perdez en first person. Je pense que la relation est infiniment plus riche en third, elle n’est absolument pas moins immersive, simplement différente. Et le fait de jouer sur des splitscreens moi ça ne me pose aucun problème. Que se passerait-il dans un jeu classique ? Quand Lucas Kane est dans son appartement, une cut-scene intervient où on perd complètement son personnage pour montrer un joli film qui dit « attention il y a un flic qui tape à la porte » et hop, ça y est retour, au personnage pour reprendre la main. Nous disons qu’il n’est pas utile de perdre la main sur Lucas. On peut dire en même temps et en temps réel qu’il est en train de se passer ça ailleurs, en parallèle à ce que le joueur est en train de faire. Et le splitscreen est une manière, j’espère ingénieuse, de montrer ce qu’il se passe ailleurs en même temps tout en laissant la main sur le personnage.

Bliss : Mais le joueur devient hyper conscient par rapport au personnage. Il sait ce que le personnage ne sait pas et n’est déjà plus tout à fait le héros. Comment se génère l’émotion que vous cherchez à créer ?

David Cage : D’abord vous n’êtes pas le personnage. Ensuite c’est une mécanique de film. Tous les films d’Hitchcock reposent sur le fait que l’audience en sait plus que les personnages. Vous vous identifiez moins au héros d’un film quand vous voyez ce qu’il se passe à d’autres endroits et en connaissant des faits que le personnage ignore ? Au contraire. Ce sont des choses avec lesquelles le réalisateur et le scénariste peuvent jouer. Ils instrumentalisent l’audience en lui donnant une information que n’a pas le personnage. Au moment où Lucas va pousser la porte, c’est infiniment plus intense émotionnellement qu’il approche de la porte alors que vous savez ce qu’il se passe derrière et que lui non. Mais c’est pareil dans tous les films d’horreur…

Bliss : Vous pensez que cette syntaxe là est vraie pour le jeu où on contrôle un personnage apte à l’action comme pour le cinéma où le spectateur subit l’action ?

David Cage : Bien sûr. Il ne faut pas réinventer la roue tout le temps. Cette mécanique d’identification fonctionne même dans la tradition orale. Quand vous racontez un conte, vous vous identifiez au Petit Chaperon Rouge et on peut vous dire… »Pendant ce temps là, le loup est chez la grand-mère ». Quand vous revenez sur le Petit Chaperon Rouge vous en savez plus qu’elle et c’est là que vous dites : « Non n’y va pas ! N’y va pas ! » Mais si, elle y va et c’est là que c’est marrant, parce que vous savez ça.

David Cage entretien fleuve..1ère partie

David Cage entretien fleuve… 2e partie

Propos recueillis par François Bliss de la Boissière

(juin 2004 destiné au mensuel mort né GameSelect)

 


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David Cage : Gaulois, à ses risques et périls (entretien fleuve 2/3)

À la tête d’un des rares studios de jeu vidéo français résistant à la crise du milieu, David Cage parle franc comme un irréductible faisant front aux invasions barbares du jeu vidéo. Et la politique dans tout ça ?

DavidCage © bliss 05

Bliss : Que pensez-vous de l’action de l’APOM (Association des Producteurs d’œuvres Multimédia) auprès du gouvernement, ou des autres associations représentatives ? Êtes-vous impliqué ?

David Cage : Auparavant, historiquement, les développeurs de jeu n’étaient pas représentés. Le Sell (Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs) qui existe depuis longtemps est très actif, notamment à travers son Délégué Général Jean-Claude Larue, mais il n’y avait rien pour les développeurs. Il y a un ou deux ans, j’ai ressenti une vive inquiétude en voyant les développeurs français « mourir » les uns après les autres dans l’indifférence générale et en voyant de plus en plus d’éditeurs partir à l’étranger, délocaliser, et ne plus donner de travail aux développeurs en France. J’ai fait une lettre ouverte au gouvernement en expliquant : « Je suis un acteur de l’industrie française, voilà ce qui s’y passe, si on ne fait rien elle va intégralement disparaître. Ce serait dommage parce que c’est une industrie stratégique à la frontière de la technologie et de la culture. On fait partie des rares produits culturels capables de s’exporter et de se vendre à l’étranger, aux américains. On a des gens qui ont beaucoup de talent, qui sont très bien formés, on a d’excellentes écoles ici, un réservoir de ressources humaines inépuisable et de très grande qualité. Donc ne laissons pas les choses se dégrader et disparaître parce que cela prendra beaucoup de temps jusqu’à que l’on puisse recréer un tissu industriel équivalent. »
Cette lettre ouverte a soulevé beaucoup d’intérêt dans notre industrie. Une espèce de mouvement spontané s’est créé qui a donné lieu aux états généraux du jeu vidéo. Cette fois les gens de l’industrie française se sont concertés tous ensemble sur un texte : développeurs, l’APOM, des auteurs, tous les créatifs qui constituent ce métier.

Bliss : Sans les éditeurs ?

David Cage : Sans eux, oui. Ce texte destiné au gouvernement a été signé par plus de 5000 personnes, via une pétition sur le net. C’est à ce jour le texte qui a le plus été soutenu par l’industrie et puis… il a été un petit peu enterré, malheureusement, pour des raisons purement politiciennes, parce que ce mouvement n’était pas vraiment contrôlé, il ne se voulait pas contrôlé, il n’y avait pas de président. Je ne voulais pas en prendre la tête même si j’avais été à l’origine de l’initiative. Je voulais garder ce mouvement aussi populaire que possible. Donc ça a été joyeusement enterré, et quand je regarde le rapport Fries (étude cartographiant le désastre du milieu du jeu vidéo français rendu fin 2003 au Ministère de l’économie et des finances par Fabrice Fries, Conseiller référendaire à la Cour des Comptes, ndlr) qui ne fait rien d’autre que le même constat deux ans plus tard pour proposer les mêmes solutions, je suis très content et aussi un peu frustré qu’il ait fallu deux ans pour revenir à ce que je disais. Ça fait partie des petites choses qui m’agacent.

Bliss : Comment vous situez-vous alors aujourd’hui dans la communauté des développeurs français ?

David Cage : Je suis redevenu membre de l’APOM après l’avoir quittée pour manifester mon désaccord sur son mode de fonctionnement. Je n’étais pas satisfait des conditions de concertation, de démocratie, de respect des statuts au sein de cette association. Il n’y avait strictement aucune concertation, zéro. Donc à partir de ce moment là ça ne m’intéressait pas de servir de caution morale. Ma position était publique. Je suis aujourd’hui membre du Conseil de l’APOM et j’essaie avec d’autres de faire avancer les choses.

Bliss : La crise de la scène française du jeu vidéo provoque une compétition ou au contraire de la solidarité entre les développeurs ?

David Cage : C’est un milieu très atypique par rapport à d’autres industries. Nous ne sommes pas réellement en compétition les uns avec les autres. On essaie de réfléchir ensemble plutôt que de se tirer dans les pattes. Il n’y a pas de compétitions parce qu’aujourd’hui quand moi je fais Fahrenheit, personne d’autre en France ne peut le faire. Mais en même temps quand un développeur français fait Top Spin (simulation de tennis sur Xbox réalisée par PAM, ndlr), personne d’autre en France ne peut le faire. Par contre c’est un métier où, paradoxalement, il n’y a aucune solidarité. On est tous copain on se connaît tous, on sympathise tous, mais quand il s’agit de faire des choses vraiment ensemble, partager des ressources, il n’y a presque plus personne. C’est encore pire lorsqu’il s’agit de réfléchir ensemble à l’avenir de ce métier. On a l’impression que chacun défend pour le coup des intérêts un peu partisan et voit midi à sa porte. C’est une situation qui est d’autant plus stupide que cette industrie aurait vraiment besoin de ça. Il y a tout de même quelques initiatives intéressantes comme celle de SPL (Capital Games : Système Productif Local) menée par Frédéric Weil qui regroupe les entreprises du secteur des jeux vidéo parisiens et les encourage à l’entraide avec partage de ressources, organisation de salons… Des initiatives qui vont dans le bon sens.

Bliss : Vous évoquez la délocalisation… Que pensez-vous du développement de la communauté franco-canadienne chez les éditeurs Electronic Arts et UbiSoft ?

David Cage : Ce qui se passe est un drame total pour la France. Encore une, fois je dénonçais la fuite des cerveaux il y a deux ans, et à l’époque personne n’y voyait un problème. J’allais régulièrement parler à des éditeurs aux États-Unis où j’avais souvent à faire à des français ! Je leur demandais ce qu’ils faisaient là ? « On est mieux payés, c’est plus intéressant. On est partis ». Et je voyais des gens qui avaient des profils extrêmement intéressants, des gens de valeur qui étaient en train d’apporter leur savoir faire aux américains. Ou aux anglais. Et c’était dans tous les secteurs ! J’ai vu ça chez des designers, des infographistes, des programmeurs, chez les gens du marketing, du business, à tous les niveaux. Tous ces gens qui travaillent pour Electronic Arts, pour les plus grands éditeurs du jeu vidéo, sont partis. Ubi Soft est en train de délocaliser concrètement toute sa prod à Montréal (l’éditeur français vient de recruter 500 personnes pour ses studios internationaux en excluant publiquement de recruter en France, ndlr). Ils sont présents à Shanghai, au Maroc, à Montréal, partout. Le PDG d’Ubi Soft Yves Guillemot l’a dit à plusieurs reprises : il n’est pas possible de travailler en France, c’est trop compliqué et trop cher. Et donc que fait-il ? Il va faire travailler des canadiens, des américains, des chinois, il va expatrier des français pour aller faire ça ailleurs, dans des endroits où il y a un tissu économique et industriel un peu plus intéressant qu’aujourd’hui en France.

Bliss : Est-ce si grave ? On sent bien une qualité française dans les Prince of Persia et Splinter Cell justement faits au Canada…

David Cage : Bien sûr que c’est grave. À Montréal ils font travailler des canadiens. La logique est d’envoyer 4-5 mecs d’Ubisoft France pour chapeauter 200 canadiens à Montréal. C’est ça la logique et c’est ça qui se passe. Et c’est pareil en Chine. Et l’expertise est aussi en train de se barrer puisque quand vous allez faire travailler des chinois, vous leur apprenez comment on travaille ici. Mais le plus grave est que pendant ce temps là les développeurs ferment leurs studios en France. Il faut savoir qu’il y a très peu de développeurs français qui travaillent pour des éditeurs français. Et surtout il y a tout un savoir-faire et un tissu économique qui sont en train de se barrer. Quand on voit qu’Electronic Arts ouvre du jour au lendemain un studio de 600 personnes à Montréal alors que pendant longtemps ils étaient 20, c’est hallucinant ! Je milite depuis longtemps pour qu’on prenne conscience de cette situation en France.

Bliss : Profitez-vous des nouvelles mesures d’aide gouvernementales ?

David Cage : Il y a aujourd’hui un décalage entre les annonces et les faits. Quand on lit les journaux, quand on parle à des étrangers, ils nous disent : « c’est incroyable, en France vous recevez de l’argent tous les jours de la part du gouvernement ! Vous êtes quasiment subventionnés  » ! Alors on explique que « c’est vrai il y a eu des annonces, mais non, sur le terrain on n’a pas eu grand chose ». On a vu le FAEM (Fonds d’Aide à l’Édition Multimédia), mais il existe depuis des années. On en avait bénéficié bien avant les annonces qui ont été faites. Il n’y a rien de vraiment concret (au titre de « fonds d’aide à la production », une enveloppe de 30M€ d’euros pilotée par l’APOM a été promise par la Ministre Déléguée à l’Industrie Nicole Fontaine fin 2003, ndlr). Parmi les « grandes annonces » il y a la création d’une grande école pour former des ingénieurs du jeu vidéo (Ecole Nationale Supérieure des Médias Interactifs à Angoulême). On est très contents, sauf qu’il existe déjà l’école Supinfogame (à Valenciennes) et qu’on ne voit pas comment cette industrie a les moyens d’absorber les gens qu’on va former alors que les entreprises coulent. On est en train d’investir dans la formation de gens qui vont partir à l’étranger parce qu’ils ne vont pas trouver de travail en France. Ça ne me semblait pas la mesure prioritaire.

David Cage entretien fleuve..1ère partie

David Cage entretien fleuve… 3e partie

Propos recueillis par François Bliss de la Boissière

(juin 2004 destiné au mensuel mort né GameSelect)

 


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David Cage : Gaulois, à ses risques et périls (entretien fleuve 1/3)

Créateur du respecté jeu The Nomad Soul et du prochain Fahrenheit qui espère apporter du neuf dans le genre fatigué du jeu d’aventure, David Cage est aussi musicien, scénariste, game designer, PDG. Quelle est sa potion magique ? La passion et la raison.

DavidCage © bliss 03

Bliss : Vous avez travaillé avec David Bowie sur le jeu The Nomad Soul, Enki Bilal est venu tourner des scènes de son film l’Immortel dans votre studio Quantic Dream… Comment faites-vous pour attirer de tels talents et que retenez-vous de ces collaborations ?

David Cage : Il faut de l’enthousiasme, être vraiment convaincu de ce qu’on fait pour être capable de convaincre les autres. C’est aussi bête que ça. Je suis passionné par ce que je fais et je crois que j’arrive à communiquer cette passion. Et je frappe aux portes. J’en retire un truc énorme : c’est possible ! Il est possible d’attirer des gens de ce calibre là sur des projets qui ne sont pas basés uniquement sur l’argent mais sur l’envie de faire quelque chose ensemble. Sur un vrai désir de challenge créatif. Et que des gens aussi importants et talentueux que David Bowie puissent consacrer du temps au média jeu vidéo est pour moi la vraie bonne grande nouvelle. A titre personnel, ce fut une expérience fantastique parce que c’est quelqu’un qui a vécu et fait des choses extraordinaires, qui a une aura extraordinaire. Et surtout, il m’a montré quelque chose que je savais intellectuellement mais que je n’avais pas vraiment pratiqué, c’est qu’on peut se servir de la musique soit pour renforcer l’image et dire la même chose que l’image, soit pour dire quelque chose que ne dit pas l’image et que sous-entend l’image. Ma première démarche quand j’ai commencé à en parler avec Bowie était de vouloir une musique glauque, inquiétante, sombre, qui représentait le jeu et son univers inquiétant. J’avais envie d’une musique qui renforce ce côté là. Et puis Bowie est venu avec une idée complètement opposée en disant : « Puisque c’est un monde complètement déshumanisé, faisons en sorte que la musique, elle, soit la dernière chose humaine dans cet univers. Le contraste va renforcer l’impression que tu veux donner plutôt que de remettre une couche de la même chose« . Donc il est venu avec des chansons hyper mélodiques, avec des guitares électriques, des choses très harmonieuses au contraire, et très humaines (2h30 de musique instrumentale + 8 morceaux retrouvés sur l’album Hours, David Bowie/Reeves Gabrels, 1999, ndlr). Ça m’a beaucoup surpris. On était parti sur quelque chose de beaucoup plus froid que ce qu’il avait fait. J’ai mis un peu de temps à m’y faire, et puis j’ai vite compris que, bien sûr, il avait 100 000 fois raison, c’était évidemment ça qu’il fallait faire et je ne regrette pas d’être allé dans son sens. C’était une marque de talent et d’intelligence d’avoir eu cette approche là. Le cas de Bilal est un peu différent. Quantic Dream est équipé d’un studio de motion capture qui correspondait à ce qu’il cherchait. Nous nous sommes rencontrés mais c’était plus une prestation de service qu’une collaboration créative.

Bliss : Êtes-vous millionnaire suite au succès de Nomad Soul ?

David Cage : (rires) Non non, c’est un débordement de journaliste qui a fantasmé. Il y a quelques millionnaires dans le jeu vidéo, mais c’est malheureusement l’exception. J’aimerais bien (rires).

Bliss : Combien estimez-vous avoir vendu de Nomad Soul ?

David Cage : On a beaucoup de mal à avoir des chiffres. On évalue entre 500 et 600 000 pièces vendues. On continue de recevoir des mails de gens qui ont acheté le jeu récemment ! Et ça fait quand même plus de 4 ans ! Pour une raison simple qui m’échappe encore : on n’a pas touché d’argent sur Nomad Soul. Pas un centime. Voilà. Il me semble quand même que le jeu s’est un petit peu vendu.

Bliss : Vous êtes en procès avec votre ancien éditeur Eidos qui ne vous verse pas de royalties ?

David Cage : Non, on n’est pas très procédurier. En général pour toucher de l’argent il faut atteindre un certain seuil de vente. C’est à dire qu’au-delà de ce seuil de vente on considère que l’éditeur s’est remboursé (jeu intégralement financé par Eidos, ndlr) et à ce moment là les bénéfices sont partagés. Or les discussions portent toujours sur : « Est-ce qu’on a atteint le seuil de vente ou pas ? » On a demandé à plusieurs reprises combien on en a vendu mais impossible de savoir. Eidos ne répond plus. Je ne sais pas s’ils sont morts ou s’il s’est passé quelque chose. Le contrat prévoit qu’on peut leur envoyer un expert comptable mais quand vous voyez combien coûte un expert comptable en Angleterre ! Une fortune. Et puis ça n’est pas forcément bien perçu par les éditeurs que les développeurs envoient un expert comptable vérifier leurs comptes.

Bliss : Comment entretenez-vous alors votre studio de 30 à 50 salariés pendant plusieurs années pour travailler sur un autre projet comme Fahrenheit ?

David Cage : Nous sommes allés chercher des investisseurs financiers au bon moment, avant qu’Internet flambe, en leur disant : voilà, on a une jolie boite, on a fait Nomad Soul avec David Bowie, on a des articles de presse un peu partout, Time Magazine a écrit que Nomad Soul préfigure le futur du jeu vidéo, on a d’autres idées, d’autres projets, on est en train de développer la technologie, l’entreprise, on a des projets qui sont prometteurs, est-ce que ça vous intéresse de rentrer dans le capital de la société ? Et on a levé 28 millions de francs en 2000. Je voulais avoir un ou deux ans tranquilles pour développer une nouvelle génération de technologies. L’industrie est dans un creux, plutôt que de faire de l’alimentaire en faisant des sites Internet comme tout le monde, j’ai préféré me mettre à l’abri, préparer l’avenir. Et comme on sait que l’industrie du jeu vidéo est cyclique et que, à un moment, le balancier revient, je veux pouvoir préparer le moment où l’industrie va revenir. C’est ce qu’on fait en développant la techno, l’infrastructure de la boite et le concept de Fahrenheit sans éditeur aux fesses qui vous réclame une démo jouable sinon il ne développe pas la suite.

Bliss : Un éditeur impose forcément ses conditions…

David Cage : Nous avons eu énormément de chance – je touche du bois – jusqu’à présent nous avons réussi à travailler avec des gens qui respectaient la vision qu’on avait, ce qu’on voulait faire. Aucun éditeur n’est venu m’imposer quoi que ce soit. Ni Eidos sur Nomad Soul, ni Vivendi sur Fahrenheit. Je pense qu’ils sentent qu’il y a une vraie vision du produit, une vraie intention derrière. Donc ils s’immiscent très peu.

Bliss : Musicien, créateur de jeux vidéo, à 35 ans vous avez déjà plusieurs carrières et plein de casquettes…

David Cage : Oui, j’ai même l’impression d’avoir eu plusieurs vies. Il y a des choses qui m’ont l’air tellement loin maintenant. Ma première passion c’est la musique. A 18 ans j’ai eu l’opportunité de monter à Paris, travailler pour une maison de disque et rapidement j’ai racheté une société, un studio qui était à Montparnasse et j’en ai fait un studio privé qui s’appelait Totem. J’ai travaillé pendant 5 ans pour la pub, pour des émissions de TV et pour le jeu vidéo. C’est comme ça que j’ai fait le lien avec ma deuxième passion : le jeu vidéo. Depuis la création de Quantic Dream en 1997, je suis à la fois PDG, Directeur financier, Directeur Général, Commercial, mais aussi Directeur de la Création, Chef de Projet, Game Designer, Scripteur, Réalisateur… Je viens de recruter un Directeur Général (rires). Je veux me concentrer de plus en plus sur la vision stratégique de la boite, sur sa ligne éditoriale et sur la création. Je pense que c’est là que j’ai le plus de valeur ajoutée.

Bliss : Vous êtes autodidacte ?

David Cage : En informatique oui, mais en musique j’ai étudié le piano au conservatoire pendant plus de douze ans. Et j’ai commencé aussi à partir de 15-16 ans à faire des chœurs en studio, tout ce qui était vocal.

Bliss : Vos parents étaient artistes, musiciens ?

David Cage : Non, pas du tout. Mon père était OS chez Peugeot. Au bout d’un moment il a trouvé que ce n’était pas très drôle de travailler dur et de ne pas gagner grand chose. Alors il a monté une entreprise de mécanique qu’il a revendu dix ans plus tard pour racheter une société de fournitures hospitalières. Je suppose que je tiens ma fibre entrepreneuriale de mon papa. J’ai énormément lu pendant toute mon enfance et mon adolescence. À 10 ans je lisais L’Odyssée, des trucs comme ça, un peu « chabrac ». Et il y a eu la musique. J’ai commencé le piano à 5 ans. Je me suis intéressé aux synthés, aux séquenceurs, aux machines. Je faisais de la composition, des arrangements. Je faisais mes trucs à moi dans un studio d’enregistrement et j’ai rencontré des gens qui m’ont dit « c’est vachement bien, tu voudrais pas le faire pour moi ? ». J’étais arrangeur. J’ai travaillé à partir de l’âge de 14 ans, à une époque où les ordinateurs commençaient à arriver. Il y avait peu de gens qui s’en servaient pour faire de la musique. J’étais un peu un des premiers à faire ça. Entre 14 et 24 ans j’étais musicien professionnel.

Bliss : David Cage, vous avez un nom de super héros…

David Cage : C’est un pseudonyme (rires). Mon vrai nom est De Gruttola, de mon père qui est italien, de la région de Naples. Mais étant né à Mulhouse (le 9 juin 1969, que des 6 et des 9 !), je suis moi-même alsacien. Quand j’ai commencé à travailler dans le jeu vidéo, j’appelais les anglais : « Bonjour, je m’appelle David De Gruttola » et ils me répondaient « à vos souhaits ! ». Au bout d’un moment ça m’a énervé et plutôt que de voir mon nom écorché j’ai opté pour quelque chose de plus simple. J’avais une obscure tante qui portait ce nom…

Bliss : Concepteur de jeux vidéo et patron d’entreprise, ça laisse la place pour une vie normale ?

David Cage : Oui, j’essaie (rires). Je vis avec la même personne depuis… j’ai arrêté de compter, Sophie, qui travaille avec moi en tant que Lead Scripting depuis Nomad Soul. Et j’ai un petit garçon de trois ans et demi qui s’appelle Quentin. Nous sommes en fin de projet sur Fahrenheit, alors le peu de temps libre qui me reste va en priorité à mon fils. Les journées ne font jamais que 24h. Mais j’ai évidemment beaucoup de centres d’intérêts, comme le cinéma, la musique, la littérature. Je m’intéresse beaucoup à la science. Et puis j’aime bien de temps en temps faire des petites choses de mes petites mains, très modestement. J’aime bien assembler… des Sticks Phaz – une grosse mode coréenne – des figurines autocollantes pour les enfant, très maquette pour les nuls… ça me correspond (rires). Et puis aussi des legos.

Bliss : Vous vous servez des legos justement pour faire du level design ?

David Cage : Non. On a eu un level designer qui avait commencé à faire un truc en lego. On a vite abandonné parce que ça devenait fou. « Attends, je fais le faire dans Maya (logiciel professionnel d’animation 3D, ndlr), ça ira plus vite » (rires).

Bliss : Vous déclarez le jeu d’aventure « mort » pour annoncer l’avènement de votre propre jeu d’aventure : Fahrenheit. C’est le milieu des jeux vidéo qui pousse à trouver des formules fracassantes ? Votre éditeur ? Les médias ? Ou l’ego du créateur ?

David Cage : C’est uniquement l’ego de l’artiste (rires). Ce que je voulais dire, c’est que le jeu d’aventure tel qu’on l’a fait jusqu’à maintenant, lent, à la LucasArts, les inventaires de 2 km, le jeu super long où il faut se placer au pixel près pour faire la bonne action, dans le bon ordre, supporter 2h de dialogues, ça à mon avis, c’est un genre qui est m.o.r.t.. Il y en a encore quelques uns qui essaient de persévérer là-dedans mais je ne comprend pas pourquoi ils le font. Je ne joue plus à ça. Par contre, je pense que c’est un genre qui a un potentiel extraordinaire, le seul genre, avec les jeux de sport, à pouvoir toucher le grand public, déborder de la niche des hardcore gamers et vraiment parler à la masse. Mais il faut le penser différemment. C’est ça que je voulais dire avec cette formule un peu lapidaire. C’est le genre qui a le plus de potentiel. Voilà pourquoi on fait Fahrenheit qui est un jeu, pour résumer, d’aventure, mais qu’on espère avec une nouvelle approche (cf encadré).

Bliss : Pourquoi avoir signé avec le tourmenté Vivendi Universal plus connu pour ses développements de licences que pour ses créations ?

David Cage : C’est le coup de cœur de Christophe Ramboz qui est le Président de VU Games. Il a vraiment adoré l’ambition de mélanger cinéma et interactivité et le fait d’aller vers le grand public. Il avait une envie très forte de pousser le développement en Europe et de faire en sorte que VU Games n’ait pas que des titres américains dans son catalogue.

Bliss : Vivendi apporte une expertise ? Une vision ?

David Cage : Ce n’est pas le travail d’un éditeur d’avoir une vision sur le produit. Il doit le comprendre, comprendre ce qu’il signe, s’assurer que cela correspond à sa compréhension du marché, mais ce n’est jamais sain quand l’éditeur fait du game design. Pour un jeu comme Fahrenheit, le jeu d’une équipe, ça ne peut pas être le jeu d’un éditeur. Évidemment on se met bien d’accord sur ce qu’on fait, on explique vraiment la vision, on fait en sorte de la partager au début, mais une fois que le train est lancé, ça n’a pas de sens pour un éditeur de s’immiscer dans le développement. Il y a un travail de collaboration, quand il faut chercher quelqu’un pour la musique, ou autre chose. On en discute.

Bliss : Est-ce qu’un éditeur vous a opportunément proposé de développer des licences, des jeux GBA, avant de bien vouloir financer votre projet ?

David Cage : C’est un truc de fou ça. Non, Quantic n’est pas un studio qui fait de la commande. On ne sait faire que des jeux qui nous passionnent. On se considère vraiment comme un studio de création plus que comme un prestataire de service. Nous ne sommes pas capables de faire un jeu de plateforme parce qu’on vient nous le demander. Il y a des choses qu’on sait faire et d’autres qu’on ne sait pas faire.

David Cage entretien fleuve… 2e partie

David Cage entretien fleuve… 3e partie

Propos recueillis par François Bliss de la Boissière

(12 février 2004 et destiné au mensuel mort né GameSelect)

 


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Fahrenheit : Le cinéma émergeant de David Cage

Angel Heart, L’échelle de Jacob, Le Silence des Agneaux, Seven… David Cage assume les influences du cinéma mais revendique la singularité du jeu vidéo…

Fahrenheit

Jeu et cinéma : frères ennemis

Bliss : Pourquoi ne pas confier la mise en scène des séquences non interactives souvent malhabiles dans les jeux vidéo à un metteur en scène de cinéma (ex. : Florent-Emilio Siri de Nid de Guêpes pour Splinter Cell) comme on confie la musique à un compositeur chevronné ?

David Cage : Malgré ce qu’on pense, il y a peu d’outils qui permettent aux metteurs en scène de travailler de manière efficace. Les gens de talent n’ont pas trop envie de s’embêter à comprendre comment marche la technologie, n’ont pas envie de travailler sur Maya, sur des outils obscurs et incompréhensibles. Notre industrie a pour l’instant échoué à créer des outils simples d’accès qui permettraient de faire de la mise en scène. Ce sont des choses sur lesquels nous travaillons avec Movie Maker, un logiciel de mise en scène de notre cru. D’autre part, quand les gens du cinéma font du jeu vidéo, ils viennent avec leur budget de cinéma. Ils n’ont pas encore totalement intégré que le jeu vidéo a un budget 10 ou 50 fois inférieur à celui d’un gros film. Ils n’ont pas intégré non plus que si le nom de Ridley Scott sur l’affiche d’un film va attirer le public et faire des entrées, autant sur la boite d’un jeu cela ne changera rien. C’est un plus créatif, le jeu en serait meilleur, mais ça ne vendrait pas forcément des boites. Ce sont donc des rapprochements difficiles. Pour revenir à la mise en scène des jeux vidéo… Elle vaut ce qu’elle vaut, mais je pense vraiment qu’on est en train d’inventer le langage, peut être brouillon, plus ou moins réussi en fonction des gens, quelque chose qui sera inspiré du cinéma mais qui ne sera pas du cinéma. Et, effectivement, le cinéma va de plus en plus s’inspirer du jeu dans sa mise en scène, parfois en copiant même ses défauts, c’est assez étonnant. Mais c’est intéressant, tant mieux.
Sur le projet abandonné du jeu Fahrenheit basé sur le format d’une série télé, je voulais faire appel à un réalisateur différent pour chaque épisode, avec l’ambition d’attirer différents collaborateurs et les intéresser. Je suis persuadé que quand ils découvriront ce qu’on peut faire en temps réel, la plupart des réalisateurs de films ne voudront plus jamais faire du cinéma et resteront dans le jeu vidéo.

Concepteur + joueur = Contrat de confiance

Si le joueur cherche ses marches de manœuvres dans un jeu, le concepteur aussi. Le juste milieu, pour David Cage, repose sur la mise en condition…

Bliss : Comment fonctionne ce procédé dit de narration émergente où un joueur croit influer sur le cours de l’histoire ?

David Cage : Le gros principe est que le joueur ne peut pas faire n’importe quoi dans le jeu. Il a des limitations. Tout l’art de l’illusion consiste à lui donner un contexte précis et fort dans lequel il va avoir le sentiment de faire ce qu’il veut. Mais en fait il est extrêmement contraint par le contexte. Donc quand mon type, Lucas Kane, est dans les toilettes avec le cadavre à ses pieds au début de Fahrenheit, il a le sentiment de pouvoir faire ce qu’il veut alors que moi je l’ai contraint à ce qui est logique dans ce contexte çi, comme, par exemple : de se laver pour enlever le sang sur le visage, ou de cacher l’arme du crime, ou le cadavre, de sortir, d’essayer d’être discret… Je lui donne une latitude que je contrôle. Par contre, s’il a envie de sortir par la fenêtre ou de se mettre la tête dans la cuvette des toilettes, de monter sur une table et de chanter une chanson, il ne peut pas le faire. Mais ça ne gène pas le joueur parce que j’établis un contrat avec lui au début du jeu en disant : « Voilà, tu es libre dans le cadre du contexte, et tant que tu respectes ce contrat, ça marche ». Mais la pire chose que l’on puisse faire en terme de game design est de montrer pendant 10 scènes que chaque fois qu’il y a une porte le joueur peut l’ouvrir alors que, brusquement, il y aura une porte qu’il ne pourra pas ouvrir parce qu’elle n’est pas « animable ». Là vous rompez le contrat. Vous établissez un lien de confiance avec l’utilisateur en lui donnant les règles et en les respectant. Au moment où le contrat se rompt et où les règles sont brisées, l’utilisateur ne croit plus en ce que vous lui racontez. C’est à ça qu’il faut être vigilant.

Propos recueillis par François Bliss de la Boissière

(juin 2004 destiné au mensuel mort né GameSelect)

 


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Nomad Soul : Le vague à l’âme de David Cage

Sorti en 1999 sur PC et Dreamcast, le 1er jeu du studio Quantic Dream a été long à accoucher mais fait désormais partie de la grande histoire du jeu vidéo…

The Nomad Soul

Bliss : Avec le recul, quel regard avez-vous sur votre premier jeu The Nomad Soul ?

David Cage : Je suis agréablement surpris de l’image qu’il a aujourd’hui. À l’époque nous étions des petits français essayant bon an mal an de faire ce qu’on croyait être bien. Et puis le magazine américain EGM (Electronic Gaming Monthly, n°1 des ventes aux USA, environ 400 à 500 000/mois, ndlr) a classé Nomad Soul parmi les 40 jeux qui ont marqué l’histoire du jeu vidéo à côté de trois autres jeux français et de très très grands comme des Zelda, des Mario ! Nous sommes arrivés à un stade où on a l’impression que c’est presque le jeu de quelqu’un d’autre. Beaucoup de gens se le sont approprié. C’est étrange et agréable. On a souvent à faire à des gens qui nous écrivent en connaissant le jeu presque mieux que nous. Il y a une communauté sur le net qui discute d’un hypothétique film The Nomad Soul. Des gens nous écrivent tous les jours pour nous réclamer une suite… Affectivement j’y reste très attaché. C’est le jeu que je voulais faire, le seul que j’ai fait pour l’instant. Il a plein de défauts mais aussi plein de choses que je voulais faire ou dire sur lesquels les gens ont percuté. Quelqu’un me demandait récemment s’il existait des jeux avec un message politique et je me suis rendu compte qu’il y en avait un dans Nomad Soul. J’en suis assez fier, comme aussi d’une scène particulière relevée par certains journaux. Une scène toute bête où le joueur parti depuis plusieurs jours rentre chez lui quand sa femme, qui le croyait mort, se jette dans ses bras. Une vraie scène de tendresse s’ensuivait où elle lui caressait la joue, ils s’embrassaient et allaient dans la chambre faire l’amour. Je ne m’en rendais pas compte en le faisant. Mais quand je vois le retour des gens depuis, combien cette scène où un personnage manifeste une émotion pour un autre a marqué par rapport à la majorité des jeux vidéo. J’aspire à aller dans cette direction.

Bliss : La pression de faire un Nomad Soul 2 est-elle importante ? 


David Cage : On y travaille, mais on sait qu’on va devoir batailler pour convaincre les éditeurs parce que c’est de la SF et aujourd’hui ce n’est pas le truc le plus simple à vendre dans le jeu vidéo. Les éditeurs vous disent : « ce qui marchent ce sont les jeux avec la mafia, tu conduis des voitures et… », enfin, vous voyez, ils sont toujours des grands visionnaires… Mais on a vraiment des idées autour d’un Nomad Soul 2 et on en a envie.

Propos recueillis par François Bliss de la Boissière

(juin 2004 destiné au mensuel mort né GameSelect)

 


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Fahrenheit : David Cage et les épisodes abandonnés

Précurseur ou un peu fou, avant de se résigner à adopter une forme narrative classique, David Cage avait envisagé de créer et vendre un jeu à épisodes. Ses explications…

fahrenheit

Bliss : Qu’est devenu le concept original à épisodes de Fahrenheit ?

David Cage : Vivendi a changé d’avis juste au moment de signer ce projet d’épisodiques. Ils regrettent un peu maintenant de ne pas avoir eu le courage d’aller sur ce format à l’époque. Mais le marché n’est pas prêt à ça. La division en épisodes posait d’énormes problèmes vis-à-vis des consoles. On doutait de notre faculté à convaincre les constructeurs de consoles de vendre des jeux moins chers sur leur machine et donc de réduire leurs royalties. On doutait aussi de l’intérêt du distributeur à placer sur son linéaire un jeu qui serait vendu moins cher qu’un jeu vendu au prix normal. On doutait aussi de la logistique qu’il fallait mettre en place en terme de livraisons, de stockages, etc. On a eu vraiment peur.

Bliss : Il n’était pas question de le vendre en ligne, en téléchargements ?

David Cage : Si, mais aujourd’hui personne n’arrive à justifier ce business modèle et à vendre un produit réellement en ligne. Donc c’est une vraie question qui reste ouverte et que j’ai envie de continuer d’explorer. On y travaille activement puisque tous les grands constructeurs de console auront sur leurs prochaines générations de consoles au moins du haut débit et du disque dur. Et que faire avec ce matériel ? Évidemment, entre autre, du download épisodique.

Bliss : Le jeu garde-t-il encore des traces de cette structure initiale ?

David Cage : J’ai tout reformaté. L’arc narratif n’est pas du tout le même en épisodes que sur un long métrage. Sous forme d’épisode c’était vraiment écrit avec ce qu’on appelle un « hook », c’est à dire une amorce forte, pour terminer sur un cliff hanger avec des climax utilisés au bon moment dans l’épisode. Moi je l’avais vraiment écrit, formaté, façon série télé, en respectant toutes les règles. Évidemment quand le format change et bien ça s’écroule. Il en reste le bon côté, le jeu est assez diversifié et rythmé. On a conservé aussi quelques histoires parallèles. Des endroits dans le jeu où on suit la vie personnelle de personnages dans leur relation avec leurs proches, leur travail, etc. Des séquences comme ça qui, à mon avis, enrichissent le récit.

Propos recueillis par François Bliss de la Boissière

(juin 2004 destiné au mensuel mort né GameSelect)

 


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David Cage portrait : Patronage artistique

Grâce à la réputation du jeu The Nomad Soul avec David Bowie en guest-star, sa petite entreprise n’a pas connu la crise d’un milieu du jeu vidéo sinistré en France. Après 4 ans de maturation, son prochain jeu Fahrenheit le remet sur le devant de la scène.

Patron d’entreprise ou artiste artisan ? Sans doute les deux. David, rebaptisé Cage, parce que « quand j’ai commencé à travailler dans le jeu vidéo et que je disais De Gruttola, mon vrai nom d’origine napolitaine, les Anglais me répondaient ‘à vos souhaits’ « , est patron d’un des rares studios de jeu vidéo français ayant résisté à la crise du milieu. Pragmatique, capable de gagner la confiance d’investisseurs et d’éditeurs (il a levé 28 millions de francs en 2000 et son nouveau jeu Fahrenheit sera édité et distribué par Vivendi Universal Games grâce au « coup de cœur » de son PDG Christophe Ramboz), David Cage est aussi un utopiste heureux quand il réussit à convaincre la rock-star insaisissable David Bowie de participer à son premier jeu The Nomad Soul en 1999 ou quand il reçoit Enki Bilal venu tourner des scènes de L’Immortel, son prochain film en images de synthèse, dans son studio de motion capture à Paris.
David Cage mélange les casquettes avec une aisance déconcertante. « Je viens d’engager un Directeur Général, je faisais tout jusque là : PDG, commercial, game designer… » Cette cohabitation inhabituelle du chef d’entreprise responsable d’une trentaine de salariés et de l’artiste visionnaire potentiellement kamikaze déterminé à réinventer le jeu d’aventure interactif, parce que « celui de la génération LucasArts n’est plus d’actualité« , semble curieusement naturelle. Il faut dire qu’à 35 ans seulement, David Cage a déjà plusieurs carrières derrière lui. Un parcours où aspirations artistiques et volonté d’entreprendre vont toujours de paire.
Dévoreur de livres pendant son enfance, « à 10 ans je lisais L’Odyssée, on me trouvait un peu barré« , pianiste dès l’âge de 5 ans, titulaire de plusieurs prix de conservatoire, il aurait probablement poursuivi jusqu’au bout une carrière de musicien classique s’il n’avait pas, avec sa génération, croisé l’électronique. Très vite, autodidacte, il se familiarise avec de nouveaux instruments, synthétiseurs, séquenceurs… « Peu de gens faisaient de la musique avec des ordinateurs à l’époque« . Musicien professionnel de 14 à 24 ans, il gagne sa vie en faisant l’arrangeur dans des studios d’enregistrements. A 18 ans il répond à l’appel d’une maison de disque parisienne et quitte Mulhouse et l’Alsace. Puis, sans doute inspiré par son père devenu chef d’entreprise à deux reprises après avoir été OS chez Peugeot, le jeune David De Gruttola rachète Totem, un studio d’enregistrement situé à Montparnasse. Les cinq années suivantes, son studio travaille pour la pub, la télévision, et… le jeu vidéo.

La crise du jeu vidéo français

Phénomène médiatique et culturel en 1999 grâce à la présence au générique de la musique inédite de David Bowie et même de son avatar, acteur-chanteur virtuel dans le jeu, The Nomad Soul ne s’est vendu qu’entre 500 ou 600 000 exemplaires sur PC et Dreamcast. « Difficile de savoir exactement combien, confie David Cage placide vis à vis de son ancien éditeur Eidos, nous n’avons touché aucune royaltie sur le jeu. Je ne suis pas millionnaire, c’est un fantasme de journaliste » s’amuse-t-il. Fort d’une réputation et d’une critique unanimes, Cage préfère se souvenir que le magazine Time a vu dans The Nomad Soul les prémices de l’avenir du jeu vidéo et que le magazine spécialisé américain Electronic Gaming Magazine l’a listé parmi les 40 jeux qui ont le plus marqué le jeu vidéo. Le respect est donc acquis et quoique discret et peu médiatique, David Cage et son studio Quantic Dream créé en 1997 sont devenus un point pivot de la scène française du jeu vidéo. « Il y a 2 ans j’ai écrit une lettre ouverte au gouvernement pour tirer l’alarme, rappelle Cage, j’y expliquais combien le jeu vidéo est une industrie stratégique en France, au carrefour des nouvelles technologies et de la culture ainsi que ma crainte de voir ce secteur disparaître de notre pays. Cette initiative a réuni créateurs et studios, et a obtenu un large soutien avec plus de 5000 signataires, rappelle-t-il. Le rapport Fries (1) publié récemment fait un constat très proche de celui que nous faisions il y a deux ans, souligne Cage soucieux de remettre les pendules à l’heure, notamment en évoquant le risque de fuite des cerveaux et de délocalisation massive de l’industrie » (profitant de mesures fiscales favorables, les éditeurs Ubi Soft et Electronic Arts importent de nombreux talents du jeu vidéo français… au Canada, NDLR). « Un drame total pour la France » diagnostique un David Cage qui rêve la France en Silicon Valley du jeu vidéo.

Hitchcock et Fahrenheit

Cinq ans plus tard, après s’être ressourcé, « la créativité demande de la maturation« , Cage lève le voile sur son nouveau projet : un jeu d’aventure qui doit réinventer un genre qu’il déclare, avec un sens certain du spectacle et de l’accroche, « mort » : « 2h de dialogues et des clics au pixel prêt, c’est fini. » Sans Bowie, mais avec la participation d’un musicien international encore mystérieux, Fahrenheit veut réussir le grand écart entre cinéma, littérature et jeu vidéo. « Ico est le jeu qui m’a le plus impressionné ces dernières années avec sa capacité à créer de l’émotion, de l’empathie pour les personnages, explique Cage. C’est la vraie difficulté du jeu vidéo« . Fahrenheit explore une voie où l’interface utilisateur est dénuée de menus et autres artifices standards du jeu vidéo. Si ses idées de mise en scène interactive aboutissent, les joueurs ressentiront à la fois l’émotion des personnages et des situations : »Comme dans les films d’Hitchcock, le joueur en sait plus que les protagonistes du jeu« . David Cage avoue craindre pathologiquement le froid, d’où, en partie, le titre Fahrenheit, mais une chose est sûre, il n’a pas froid aux yeux. D’ailleurs, alors que le business modèle du online est toujours incertain, il développe déjà avec Microsoft un jeu d’aventure jouable en ligne sur Xbox.

François Bliss de la Boissière

(1) Rapport livré au Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie en 2003 faisant un bilan catastrophique de l’industrie française du jeu vidéo.

David Cage, extraits...
Fahrenheit, la renaissance du jeu d'aventure ?
 "C'est un thriller paranormal où j'essaie de rapprocher le jeu vidéo du cinéma sans perdre l'interactivité."
 "Au départ j'avais conçu Fahrenheit comme une série TV : un jeu à épisodes vendu chapitre par chapitre et qui aurait eu des réalisateurs différents. Fabricants de consoles, magasins, business en ligne… le marché n'est pas prêt pour ça".
 "Je développe depuis 10 ans le concept du "rubberband", une histoire élastique qui a toujours la même structure mais qui peut s'étirer en fonction des actes du joueur tout en gardant sa cohérence, son rythme."
 "Le meurtre au début du jeu est le seul. Il n'y a ni arme ni mort dans Fahrenheit."
 "Fahrenheit est différent. Je ne sais pas si ce sera un hit, peu importe."

François Bliss de la Boissière

David Cage © DR

(Publié en 2004 dans VSD Hors série)


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