En ce début 2010, joueurs ou observateurs attentifs peuvent prendre la pleine mesure d’un loisir interactif habité par une vitalité créative peu commune. Coup sur coup, dans des registres bien différents, le Bayonetta japonais, le Bioshock 2 américain, le Mass Effect 2 canadien et le Heavy Rain français déploient un savoir faire et une puissance d’évocation exceptionnelles. Le jeu vidéo a encore beaucoup à dire au-delà de son agitation. IMMERSIONS…
Si, d’un point de vue économique, l’industrie du jeu vidéo fléchit à son tour et oblige les leaders du secteur à se réorganiser, le nerf de la guerre du jeu vidéo, c’est à dire son intarissable puits de créativité, continue d’alimenter en créatine un grand corps, en surface, un peu malade mais en réalité habité par une fièvre de jeunesse. Car du haut de sa trentaine d’années, les toussotements chroniques du jeu vidéo ne sont que les symptômes d’une crise de croissance toujours en cours. Même s’il inonde le marché de productions techniquement abouties et vient concurrencer les loisirs déjà en place, le jeu vidéo est encore et toujours à l’école. Il se cherche encore une vocation, un but, voire même un genre. Depuis la révélation de la Wii et de la DS, le jeu vidéo ne sait par exemple plus s’il est masculin ou féminin, adulte ou infantile, distraction ou service, défouloir ou éducatif. En trois ans à peine, le jeu vidéo déjà sans définition a embrouillé ses repères socioculturels, ses quelques certitudes commerciales. Les services marketings en perdent leur latin d’HEC. Le rayon jeu vidéo désormais occupé par une population familiale touristique, les gamers se sont vus requalifiés en hardcore gamers. Un terme peu flatteur, entre geek asocial et passionné obsessionnel et, au bout de l’étiquette, amateurs de jeux violents. Insaisissables en dehors de la culture jeu elle-même, les trois plus gros succès contemporains que sont World of Warcraft, Grand Theft Auto IV, Call of Duty : Modern Warfare 2 confortent ce statut de bande à part. Pourtant, même s’il semble parfois en voie de disparition, c’est dans ce vivier de productions visant encore les gamers traditionnels que le jeu vidéo exploite tout son potentiel technique et artistique.
Élites de masses
Les quatre jeux qui sortent du lot en ce début d’année appartiennent à cette dernière catégorie. Fondamentalement, parce qu’ils demandent un effort conséquent et font appel à un ensemble de conventions, ils ne sont lisibles et préhensibles que par les hardcore gamers. Dans un mélange flamboyant de technologies interactives et d’irruptions artistiques ils brillent pourtant au-delà du cercle d’initiés. Au premier abord le film Avatar de James Cameron s’adresse lui aussi à une population de geeks nourrie de S-F et de cybermonde. Et pourtant, sans renier son fond, le film a réussi à toucher la planète entière. Le jeu vidéo porte aussi ce potentiel et la formule qui le fera passer de phénomène réservé à spectacle universel ne dépend plus maintenant que d’un bon concours de circonstances, ou d’une approche inédite.
Heavy Rain, enfin une éclaircie
Le français David Cage (Fahrenheit) en est si convaincu qu’il a mis pendant quatre ans toute son énergie à créer un Heavy Rain à mi chemin du jeu vidéo et du cinéma susceptible de réunir les deux publics. Le suspens narratif de l’instant comme de l’ensemble, le montage et le jeu sérieux des acteurs légitiment le récit et happent même le spectateur passif. Manette en mains, les sollicitations interactives inhabituellement distillées créent un lien nouveau entre le joueur et les différents personnages qu’il contrôle à tour de rôle. Derrière le rideau de pluie d’Heavy Rain se cache à peine un auteur qui cherche à faire grandir le joueur en lui imposant une palette d’émotions, simpliste dans un film, mais inusitée dans un jeu vidéo. Du début à la fin l’expérience Heavy Rain ne ressemble à aucune autre et réussit dans le jeu vidéo, ce qu’Avatar a réussi dans le cinéma : ouvrir un nouvel horizon, émotionnel pour l’un, technologique pour l’autre.
Bayonetta, jeu vidéo fractal
Fou, hystérique, porteur de sa propre hybridation, le Bayonetta du créatif japonais Hideki Kamiya (Devil May Cry, Okami…) vient lui aussi donner des leçons. Jeu de combat morphant en jeu de danse, ou l’inverse, croulant sous les idées visuelles, Bayonetta joue au moins triple jeu. Il donne à jouer aux forcenés de la manette tout en se moquant de sa propre dynamique. Ivres d’eux-mêmes, polymorphes, le système de jeu et son héroïne sexy castratrice s’étranglent et s’étouffent sous les giclées de matières virtuelles. Le jeu absorbe tous les fondamentaux du beat’em all et du hack’n slash pour les recracher en un mash-up interactif qui ne laisse aucune place à un descendant. Esthète et vulgaire, volontairement incorrigible, Bayonetta provoque et irrite autant qu’il épate et affirme. L’excès vaut ici commentaire sur le médium qui lui donne vie. Au point de, peut-être, entériner la fin d’un cycle créatif d’une scène japonaise en mal de renouvellement.
Bioshock 2, Mass Effect 2, les mots pour le dire
Quand le jeu vidéo s’est mis à parler, le pire était à entendre. Malgré le gigantisme de leurs constructions architecturales, une cité engloutie sous l’océan dans l’un, des citadelles dans l’espace pour l’autre, les deux énormes suites aux premiers Bioshock et Mass Effect s’entretiennent par le verbe. Est-ce parce qu’ils se promènent enfermés dans des carapaces protectrices devenus caissons d’isolation sensoriel officieux – un scaphandre Jules Vernien pour le « Big Daddy » de l’un, une armure high-tech pour le commandant de vaisseau spatial de l’autre – que les héros de Bioshock et Mass Effect doivent suivre leur histoire à travers autant de messages audio off ? Quelles que soient les séquences d’action, le jeu brut ici ne se suffit ainsi plus à lui-même. Il se cherche un sens, un contexte. Il veut épaissir le joueur, lui greffer son encyclopaedia universalis passée et présente. Le joueur ne joue plus pour le présent ou la satisfaction immédiate. L’héritage qu’on lui impose l’oblige à jouer pour le futur. La magnificence visuelle et les mécaniques interactives sophistiquées des deux jeux pourraient suffire à contenter, y compris la violence toujours fantasmagorique de Bioshock. Mais non, les auteurs croient tellement en leurs univers qu’ils s’obligent à le rendre cohérent au-delà même de l’horizon accessible par le joueur. 80% actif, souvent forcé à l’écoute, le joueur devient invité d’un monde qui existe sans lui. Et le respect s’impose en parallèle aux moments de silences contemplatifs offerts.
Muet d’admiration
En 2010 le jeu vidéo va se réinventer un nouveau cycle, de nouveaux hardwares (DSi 2 sans doute, iPad sûrement…), de nouvelles façons de jouer (Arc, Natal…), ou tout simplement d’interagir (3D relief). En 2010 les regards et les médias se tourneront vers la matérialisation de ces nouvelles activités, vers ces expressions externalisées. Mais l’essence du jeu vidéo, son indéchiffrable phénoménologie virtuelle, son foisonnement créatif, sont à chercher et à vivre dans l’écran. Car le jeu vidéo est avant tout un voyage intérieur. Au moment où, pour cause de flottements économiques, acteurs et joueurs ne savent plus très bien où et comment se joue le jeu vidéo, Bayonetta, Bioshock 2, Mass Effect 2 et Heavy Rain remettent l’essentiel au cœur des enjeux. Le talent, l’ambition et l’envie contagieuse des auteurs. Quatre blockbusters qui réussissent à marier expression artistique et gros budgets. Et laissent la place aux expériences plus franchement arty comme les étonnantes Mésaventures de P.B. Winterbottom. Un jeu de plate-forme/réflexion en noir et blanc dans l’esprit burlesque et esthétique des films muets du début du XXe siècle. On reste sans voix.
François Bliss de la Boissière
(Publié le 23 février 2010 sur Electron Libre)