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Olivier Derivière : Talent brut

Olivier Deriviere ne veut pas créer de la musique de jeu vidéo en se contentant de singer des partitions classiques ou du cinéma. Alors il argumente avec les créateurs, parfois les journalistes, et donne des masters class pour convaincre qu’il existe une autre voie.
Interview sans fausse note

Rapido bio

Encadré par une mère professeur de chant et un père « philanthrope mélomane », Olivier Deriviere fait des études de musique classique, se spécialise en percussions, mais avec dans la tête une seule obsession : devenir programmeur de jeux vidéo. Il obtient un Bac scientifique, part à Math-Info. Il se découvre finalement « piètre programmeur » et se lance dans la musique de jeux vidéo : Obscure I et II, le reboot de Alone in the Dark (2008), une collaboration régulière avec le studio français Spiders (Of Orcs and Men et le récent Bound By Flame). Entre deux compositions il donne des conférences autour du monde.

Le jeu vidéo doit conserver parce que, malgré ses 10 ans dans le milieu et sa quinzaine de collaborations entre 2004 et 2014, le compositeur français de la musique d’Assassin’s Creed IV : Freedom Cry et Remember Me a beau revendiquer une longue expérience, il ne fait pas son âge. Forcé par une appendicite sur le tard de mettre pied à terre dans son studio son parisien en avril dernier, Olivier Derivière dégage une énergie où se mélangent, dans un même élan de conquête, enthousiasmes et colères. À 35 ans il a la gnake du gamer-winner, et encore la fougue de l’ado. Celle qui distribue les critiques sans craindre de représailles d’un milieu qu’il maîtrise, qui tire à vue sur la compétition vivante et va chercher dans les intouchables morts les maîtres à composer. Avare en compliments pour autrui, Deriviere en mode autocritique ne se ménage pas non plus. Et il trie avec une ironie lucide ses flatteries. Quand The International Film Music Critics Association (IFMCA) attribue un award à la BO de Remember Me, le célèbre mixeur et ingénieur son des Seigneurs des Anneaux, John Kurlander, le félicite en lui disant : « Tu n’imagines pas combien c’est énorme d’avoir eu ce prix », le jeune et toujours pragmatique compositeur lui réplique : « J’imagine tellement pas qu’il n’y a personne qui m’appelle depuis ».

« Je ne prends jamais comme idée initiale une musique, mais le jeu et ce qu’il doit être.« 

Bliss : Comment vient votre inspiration ?

Olivier Derivière : Des chercheurs m’ont dit dernièrement, « Quand nous trouvons quelque chose, c’est par accident ». Dans la musique vous êtes soit dans les conventions, soit dans l’expérimentation sans savoir où vous allez. J’ai appris l’harmonie, l’orchestration, donc je fais avec ces conventions là, je les casse peut-être un peu mais avec cette base je sais où je vais, et je peux donc intérioriser les choses. Puis, comme il m’est arrivé avec Remember Me, je peux tomber par accident sur un truc qui fonctionne et le garder. Il n’y a pas de méthode, j’espère pas.

Bliss : Vous entendez la musique dans votre tête avant de la jouer ?

O. D. : Oui, d’une certaine manière, mais comme dirait Romain Gary, toute idée incarnée est déjà diminuée. Retranscrire ce que vous avez en tête est compliqué. Il y a beaucoup d’excellents musiciens qui ne savent pas retranscrire ce qu’ils ont dans la tête. D’autres connaissent très bien la musique mais ne sont pas du tout musicien. Par contre ils arrivent à écrire parce qu’ils sont dans les conventions. Donc je peux entendre des harmonies, surtout des mélodies, je suis quelqu’un de très thématique. Mais je ne prends jamais comme idée initiale une musique, mais le jeu et ce qu’il doit être.

Bliss : Comment se déroule votre collaboration sur un jeu ?

O. D. : Je discute longuement avec le responsable du jeu. Il me parle de son projet et par une espèce de projection, d’émulation je m’approprie son jeu. Mais il faut que je réalise si oui ou non je peux travailler avec lui, si nous sommes de la même sensibilité. Est-ce que quand il va dire bleu eh bien je vais répondre bleu. Et d’ailleurs comme il n’est pas possible pour moi de dépendre de trois versions différentes, si le producteur, le directeur créatif et le directeur audio intervenaient par exemple, je demande que soit indiquée dans le contrat la personne avec qui j’interagis et qui « valide » mon travail. Je ne leur impose personne mais ils doivent choisir mon interlocuteur unique. Cela fait dix ans que je fais ce métier, j’en connais les travers.

Bliss : Vos interlocuteurs arrivent avec une idée préconçue de la musique ?

O. D. : Oui, mais je leur demande immédiatement de ne pas me faire écouter ce qu’ils ont sous la main. Et ce n’est pas par égo. Un exemple : en écoutant mes musiques, un responsable d’un gros éditeur me dit un jour : « En fait tu fais de la musique ». Et moi je comprend ce qu’il veut dire quand il me dit ça. En gros ma musique raconte quelque chose. Il me dit alors : « Tu ne veux pas faire comme font les autres ? ». Je réponds bien sûr que non. Je fais un truc unique à chaque projet. Il me dit : « Ça nous rassurerait ». Donc nous n’avons jamais travaillé ensemble.

Bliss : La musique orchestrale du jeu vidéo pique tout au cinéma de nos jours, non ?

O. D. : Oui mais le cinéma a emprunté à la musique classique, à l’opéra… Donc la vraie influence vient d’abord de là. Le cinéma s’est inspiré de la musique classique et le jeu vidéo s’inspire du cinéma alors par effet domino, le jeu vidéo hérite de ça. Et c’est contre quoi je me bats énormément dans le jeu vidéo. Il y en a assez de faire du pseudo cinéma alors qu’il y a tellement d’autres choses possibles.

Bliss : Les jeux vidéo n’ont-ils pas intérêts à mieux développer des thèmes musicaux identifiables comme dans Halo ? 

O. D. : Je reproche justement à beaucoup trop de jeux de sonner pareil. Bungie a développé un univers assez unique avec la musique… À la première note on sait qu’il s’agit de Halo. Le jeu utilise un montage narratif musical par-dessus la structure narrative du jeu. La musique n’entre pas dans le procédé systémique habituel qui consiste à souligner chaque action avec de la musique. La musique raconte une histoire. Il y a un combat avec de la musique puis un autre sans. Pourquoi ? Parce qu’il y a un enjeu différent. En 2001, manette en mains, j’avais envie de pleurer en entendant ça.

Bliss : Jusqu’où un compositeur peut-il s’impliquer dans le travail sonore d’un jeu ? Créations des sons, casting vocal, mixage ?

O. D. : D’un studio à un autre ça se déroule complètement différemment, et d’une manière générale il est extrêmement difficile pour les compositeurs d’être influents sur un mixage. Très souvent la musique se retrouve dans le background. Pour des raisons qui peuvent être multiplies et que je ne vais pas énumérer là. Mais d’un autre côté si la musique n’apporte rien de plus à la dimension du jeu en étant placée devant, alors autant la caser dans le background. En revanche, quand la musique a quelque chose à dire et qu’elle se retrouve dans le fond, comme cela arrive souvent, c’est gravissime. Dans Alone in the Dark (2008) je me suis occupé du mixage sonore de tout le jeu. Avec Obscure 1 et 2, j’ai tout fait, la musique, les sons… Quand j’ai commencé, en 2003, je créais la musique, les sons, les bruitages, et j’intégrais tout. Je concevais et désignais aussi les outils, les « tools », la façon dont on « attache » un son sur un personnage, une action, un lieu. J’avais un programmeur extrêmement doué avec moi qui nous a permis de faire des trucs hyper poussés à l’époque sur PlayStation 2 et Xbox.

Bliss : Vous avez un exemple de cette intégration de la musique au gameplay ?

O. D. : Pour les séquences de combats de Remember Me j’ai écrit des musiques qui intègrent moins de mélodie sauf quand le joueur utilise des mouvements spéciaux. Plus les combos s’enchaînent plus la musique progresse et balance les grosses watts. Sauf que l’idée a échoué parceque le jeu était tellement dur que personne n’arrivait à enchainer les combos, donc personne n’a entendu le meilleure des pistes musicales. On a été nul sur ce coup là (rires).

Bliss : Les rôles de chacun sont-ils bien définis dans le jeu vidéo comme, par exemple, au cinéma ?

O. D. : Il s’agit justement là d’un des problèmes des productions de jeu vidéo, les rôles sont à définir à chaque fois. Du côté positif, cela provoque un processus organique et rock’n roll avec beaucoup plus de liberté. Il faut se battre pour ses idées et puis voilà. Du côté négatif, toute la procédure manque de vision, de professionnalisme et d’empirisme. Les gens n’ont pas d’expérience, à part ceux qui viennent du cinéma.

Bliss : La musique de jeux vidéo japonais fait l’objet d’un culte particulier, notamment en France, mais a-t-elle évolué avec le reste de l’industrie ?

O. D. : À l’époque dorée de la PlayStation 2, les japonais plaçaient la musique extrêmement en avant. Dans Final Fantasy VII il n’y avait quasiment pas de sons mais de la musique tout le temps. Et on parle de 60h à 100h de gameplay illustrées de musique. Aujourd’hui FFVII est porté aux nues, mais le compositeur Nobuo Uematsu se défend d’être un grand compositeur. Je dirais que c’est quelqu’un de respectable qui écrit de très belles mélodies, un très bon musicien pour en revenir à ce que je disais tout à l’heure. Vous reprenez du Ravel et du Debussy light et sans caféine et voilà. À titre professionnel je ne prends pas les commandes de musique classique que l’on me propose, ce n’est pas mon truc, mais j’ai étudié ces gens là, je vois le génie. Donc je n’ai aucun problème avec le fait qu’on s’en inspire, mais j’ai un peu de souci sur la sacralisation d’une musique qui, de nos jours, est tellement empruntée qu’elle tombe dans la mièvrerie et la répétition sucrée. Mais les gens en raffolent encore, du moment que cela vient du Japon c’est beaucoup plus accepté. Ce qui est marrant c’est que la musique des jeux vidéo japonais est beaucoup plus exploitable en concert que les musiques occidentales. Mais il faudrait étudier l’étymologie musicale de ce qu’on appelle, dans le jeu vidéo, la musique venant du Japon par rapport à celle de l’occident. On se rendrait sans doute compte qu’il n’y a pas grand chose de vraiment intéressant dans la musique de jeu vidéo.

Bliss : L’OST du DLC ACIV : Freedom Cry contient 70’ de musique tandis que celui du jeu complet Remember Me ne dure que 49’, pourquoi cet écart quantitatif inversé ?

O. D. : Une bonne BO dure 45 à 50’ maximum. C’est du travail d’assembler un soundtrack, de sortir un CD à partir d’une musique de jeux vidéo et j’ai travaillé avec les labels. Quand j’écris une musique de jeu, je n’écris pas pour faire un CD. La musique est adaptée au gameplay. Dans Remember Me il y a des morceaux qui font 2 à 8 mesures et des mesures où il n’y a rien, parce que cela dépend des actions du joueur. Les morceaux de musique sont morcelés. Alors quand on fait une piste de 3 à 4’ pour l’OST par la suite, il faut assembler certaines choses qui ne vont pas forcément ensembles. Sur Remember Me par exemple je n’ai retenu que les morceaux orchestraux, pas les electros, parce que c’était le plus intéressant. Si vous écoutez bien le soundtrack de Remember Me, les mouvements, chacun des mouvements, vous vous direz peut-être : « on dirait que cela aurait pu se terminer là » (rires). Mais l’ensemble a une consistance. Cela dit il reste encore 50’ d’orchestral non exploité. On n’avait pas les moyens de les enregistrer.

Bliss : À vous entendre, créer de la musique de films est presque facile à côté de la musique de jeux vidéo ! En plus de savoir écrire des thèmes, des contrepoints, il y a dans le jeu vidéo tout un travail de gestion des « systèmes »…

O. D. : Exactement. Quand mes confrères de musique de films me voient bosser ils me disent : jamais, jamais, jamais ! Et d’ailleurs, ça y est, le jeu vidéo revient un peu d’Hollywood et commence à réembaucher des spécialistes de la musique de jeu video.

Bliss : Pour le DLC Freedom Cry vous n’avez pas collaborer avec Brian Taylor qui vient du cinéma et qui a fait la musique de AC IV : Black Flag ? 

O. D. : Non pas du tout. S’il avait travaillé sur le DLC il aurait dû recomposer des choses pour s’adapter au sujet de l’esclavage et non plus de la piraterie et cela aurait sans doute coûté trop cher. Donc pour le jeu principal ça va, mais pour le DLC on prend un petit français dans une cave (rires).

Bliss : Est-ce qu’il y a des joueurs qui viennent vous voir en disant « j’ai aimé votre musique » et donc qui vous ont identifié en tant que compositeur ?

O. D. : Oui, il y en a. Je vais pas dire que ça ne fait pas plaisir. Mais vous savez, malgré ma quinzaine de projets musicaux je n’ai jamais fait ce qu’on appelle un « hit », j’ai toujours été dans l’ombre des projets, je n’ai jamais eu, comme certains confrères, ce sentiment de wouah ! ça y est j’ai réussi (rires). Alors je suis content qu’ils aient remarqué la musique et je les remercie.

Bliss : Le milieu classique dont vous venez ne vous reproche pas de faire de la musique de jeu vidéo ? Il n’y a pas de rupture culturelle ?

O. D. : Non pas du tout, au contraire. Ils sont très aimables avec le fait que je travaille pour le jeu vidéo. Ça les change… Et puis dans mes projets de jeux vidéo j’ai toujours fonctionné avec des orchestres classiques. Je fais appel aux Choeurs d’enfants de l’Opéra de Paris, au Boston Symphony Orchestra, aux Orchestres Philarmoniques de Londres et Bruxelles… Ils savent que j’ai toujours un rapport avec la qualité d’interprétation. Ils comprennent.

À propos de…

Alone in the Dark (2008) : « Le jeu était raté mais a fait parlé de lui, parce qu’il y avait quelque chose, une volonté. On pourrait écrire un livre sur le sujet. J’ai la chance d’avoir participé à des jeux qui se sont fait remarqués, même si cela n’a pas toujours été pour les bonnes raisons. »

Remember Me.  : « Don’t Nod a recruté le compositeur par concours anonyme. Je suis totalement contre ce procédé alors je leur ai fait un truc complètement barré. Et puis ils m’ont rappelé en disant : « c’est toi ». Là je me suis dit qu’il s’agissait de gens intéressants » (rires).

Assassin’s Creed IV : Freedom Cry : « Ubisoft m’a appelé au milieu de la production du jeu. Je leur ai dit : ça va être un peu compliqué. Mais on ne refuse pas de travailler sur une série comme celle-là. Ça c’est fait tellement vite que je suis reparti travailler aussitôt avec le studio Spiders sur Bound by Flame. »

Bound by Flame : « Sur les premières bandes-annonces de Bound by Flame on entend une autre musique que celle que j’ai fournie. Comme toujours ce sont des décisions marketing. J’ai composé 3 heures et demi de musique pour le jeu. »

Propos recueillis en avril 2014 par François Bliss de la Boissière

(Publié dans le bimestriel Games n° 4 Juillet-Août 2014)


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