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David Cage : Gaulois, à ses risques et périls (entretien fleuve 2/3)

À la tête d’un des rares studios de jeu vidéo français résistant à la crise du milieu, David Cage parle franc comme un irréductible faisant front aux invasions barbares du jeu vidéo. Et la politique dans tout ça ?

DavidCage © bliss 05

Bliss : Que pensez-vous de l’action de l’APOM (Association des Producteurs d’œuvres Multimédia) auprès du gouvernement, ou des autres associations représentatives ? Êtes-vous impliqué ?

David Cage : Auparavant, historiquement, les développeurs de jeu n’étaient pas représentés. Le Sell (Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs) qui existe depuis longtemps est très actif, notamment à travers son Délégué Général Jean-Claude Larue, mais il n’y avait rien pour les développeurs. Il y a un ou deux ans, j’ai ressenti une vive inquiétude en voyant les développeurs français « mourir » les uns après les autres dans l’indifférence générale et en voyant de plus en plus d’éditeurs partir à l’étranger, délocaliser, et ne plus donner de travail aux développeurs en France. J’ai fait une lettre ouverte au gouvernement en expliquant : « Je suis un acteur de l’industrie française, voilà ce qui s’y passe, si on ne fait rien elle va intégralement disparaître. Ce serait dommage parce que c’est une industrie stratégique à la frontière de la technologie et de la culture. On fait partie des rares produits culturels capables de s’exporter et de se vendre à l’étranger, aux américains. On a des gens qui ont beaucoup de talent, qui sont très bien formés, on a d’excellentes écoles ici, un réservoir de ressources humaines inépuisable et de très grande qualité. Donc ne laissons pas les choses se dégrader et disparaître parce que cela prendra beaucoup de temps jusqu’à que l’on puisse recréer un tissu industriel équivalent. »
Cette lettre ouverte a soulevé beaucoup d’intérêt dans notre industrie. Une espèce de mouvement spontané s’est créé qui a donné lieu aux états généraux du jeu vidéo. Cette fois les gens de l’industrie française se sont concertés tous ensemble sur un texte : développeurs, l’APOM, des auteurs, tous les créatifs qui constituent ce métier.

Bliss : Sans les éditeurs ?

David Cage : Sans eux, oui. Ce texte destiné au gouvernement a été signé par plus de 5000 personnes, via une pétition sur le net. C’est à ce jour le texte qui a le plus été soutenu par l’industrie et puis… il a été un petit peu enterré, malheureusement, pour des raisons purement politiciennes, parce que ce mouvement n’était pas vraiment contrôlé, il ne se voulait pas contrôlé, il n’y avait pas de président. Je ne voulais pas en prendre la tête même si j’avais été à l’origine de l’initiative. Je voulais garder ce mouvement aussi populaire que possible. Donc ça a été joyeusement enterré, et quand je regarde le rapport Fries (étude cartographiant le désastre du milieu du jeu vidéo français rendu fin 2003 au Ministère de l’économie et des finances par Fabrice Fries, Conseiller référendaire à la Cour des Comptes, ndlr) qui ne fait rien d’autre que le même constat deux ans plus tard pour proposer les mêmes solutions, je suis très content et aussi un peu frustré qu’il ait fallu deux ans pour revenir à ce que je disais. Ça fait partie des petites choses qui m’agacent.

Bliss : Comment vous situez-vous alors aujourd’hui dans la communauté des développeurs français ?

David Cage : Je suis redevenu membre de l’APOM après l’avoir quittée pour manifester mon désaccord sur son mode de fonctionnement. Je n’étais pas satisfait des conditions de concertation, de démocratie, de respect des statuts au sein de cette association. Il n’y avait strictement aucune concertation, zéro. Donc à partir de ce moment là ça ne m’intéressait pas de servir de caution morale. Ma position était publique. Je suis aujourd’hui membre du Conseil de l’APOM et j’essaie avec d’autres de faire avancer les choses.

Bliss : La crise de la scène française du jeu vidéo provoque une compétition ou au contraire de la solidarité entre les développeurs ?

David Cage : C’est un milieu très atypique par rapport à d’autres industries. Nous ne sommes pas réellement en compétition les uns avec les autres. On essaie de réfléchir ensemble plutôt que de se tirer dans les pattes. Il n’y a pas de compétitions parce qu’aujourd’hui quand moi je fais Fahrenheit, personne d’autre en France ne peut le faire. Mais en même temps quand un développeur français fait Top Spin (simulation de tennis sur Xbox réalisée par PAM, ndlr), personne d’autre en France ne peut le faire. Par contre c’est un métier où, paradoxalement, il n’y a aucune solidarité. On est tous copain on se connaît tous, on sympathise tous, mais quand il s’agit de faire des choses vraiment ensemble, partager des ressources, il n’y a presque plus personne. C’est encore pire lorsqu’il s’agit de réfléchir ensemble à l’avenir de ce métier. On a l’impression que chacun défend pour le coup des intérêts un peu partisan et voit midi à sa porte. C’est une situation qui est d’autant plus stupide que cette industrie aurait vraiment besoin de ça. Il y a tout de même quelques initiatives intéressantes comme celle de SPL (Capital Games : Système Productif Local) menée par Frédéric Weil qui regroupe les entreprises du secteur des jeux vidéo parisiens et les encourage à l’entraide avec partage de ressources, organisation de salons… Des initiatives qui vont dans le bon sens.

Bliss : Vous évoquez la délocalisation… Que pensez-vous du développement de la communauté franco-canadienne chez les éditeurs Electronic Arts et UbiSoft ?

David Cage : Ce qui se passe est un drame total pour la France. Encore une, fois je dénonçais la fuite des cerveaux il y a deux ans, et à l’époque personne n’y voyait un problème. J’allais régulièrement parler à des éditeurs aux États-Unis où j’avais souvent à faire à des français ! Je leur demandais ce qu’ils faisaient là ? « On est mieux payés, c’est plus intéressant. On est partis ». Et je voyais des gens qui avaient des profils extrêmement intéressants, des gens de valeur qui étaient en train d’apporter leur savoir faire aux américains. Ou aux anglais. Et c’était dans tous les secteurs ! J’ai vu ça chez des designers, des infographistes, des programmeurs, chez les gens du marketing, du business, à tous les niveaux. Tous ces gens qui travaillent pour Electronic Arts, pour les plus grands éditeurs du jeu vidéo, sont partis. Ubi Soft est en train de délocaliser concrètement toute sa prod à Montréal (l’éditeur français vient de recruter 500 personnes pour ses studios internationaux en excluant publiquement de recruter en France, ndlr). Ils sont présents à Shanghai, au Maroc, à Montréal, partout. Le PDG d’Ubi Soft Yves Guillemot l’a dit à plusieurs reprises : il n’est pas possible de travailler en France, c’est trop compliqué et trop cher. Et donc que fait-il ? Il va faire travailler des canadiens, des américains, des chinois, il va expatrier des français pour aller faire ça ailleurs, dans des endroits où il y a un tissu économique et industriel un peu plus intéressant qu’aujourd’hui en France.

Bliss : Est-ce si grave ? On sent bien une qualité française dans les Prince of Persia et Splinter Cell justement faits au Canada…

David Cage : Bien sûr que c’est grave. À Montréal ils font travailler des canadiens. La logique est d’envoyer 4-5 mecs d’Ubisoft France pour chapeauter 200 canadiens à Montréal. C’est ça la logique et c’est ça qui se passe. Et c’est pareil en Chine. Et l’expertise est aussi en train de se barrer puisque quand vous allez faire travailler des chinois, vous leur apprenez comment on travaille ici. Mais le plus grave est que pendant ce temps là les développeurs ferment leurs studios en France. Il faut savoir qu’il y a très peu de développeurs français qui travaillent pour des éditeurs français. Et surtout il y a tout un savoir-faire et un tissu économique qui sont en train de se barrer. Quand on voit qu’Electronic Arts ouvre du jour au lendemain un studio de 600 personnes à Montréal alors que pendant longtemps ils étaient 20, c’est hallucinant ! Je milite depuis longtemps pour qu’on prenne conscience de cette situation en France.

Bliss : Profitez-vous des nouvelles mesures d’aide gouvernementales ?

David Cage : Il y a aujourd’hui un décalage entre les annonces et les faits. Quand on lit les journaux, quand on parle à des étrangers, ils nous disent : « c’est incroyable, en France vous recevez de l’argent tous les jours de la part du gouvernement ! Vous êtes quasiment subventionnés  » ! Alors on explique que « c’est vrai il y a eu des annonces, mais non, sur le terrain on n’a pas eu grand chose ». On a vu le FAEM (Fonds d’Aide à l’Édition Multimédia), mais il existe depuis des années. On en avait bénéficié bien avant les annonces qui ont été faites. Il n’y a rien de vraiment concret (au titre de « fonds d’aide à la production », une enveloppe de 30M€ d’euros pilotée par l’APOM a été promise par la Ministre Déléguée à l’Industrie Nicole Fontaine fin 2003, ndlr). Parmi les « grandes annonces » il y a la création d’une grande école pour former des ingénieurs du jeu vidéo (Ecole Nationale Supérieure des Médias Interactifs à Angoulême). On est très contents, sauf qu’il existe déjà l’école Supinfogame (à Valenciennes) et qu’on ne voit pas comment cette industrie a les moyens d’absorber les gens qu’on va former alors que les entreprises coulent. On est en train d’investir dans la formation de gens qui vont partir à l’étranger parce qu’ils ne vont pas trouver de travail en France. Ça ne me semblait pas la mesure prioritaire.

David Cage entretien fleuve..1ère partie

David Cage entretien fleuve… 3e partie

Propos recueillis par François Bliss de la Boissière

(juin 2004 destiné au mensuel mort né GameSelect)

 


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In Utero : un studio français arrête les frais

Après avoir réalisé Evil Twin et Zorro, le studio indépendant français In Utero est obligé de cesser ses activités.

Evil Twin In Utero
In Utero a commencé à travailler pour le jeu vidéo dès 1994 en tant que prestataire de services graphiques. A la disposition d’autres projets, le studio a ainsi réalisé pour Infogrames les décors du jeu Space Circus, les animations (juste les animations) du Superman de Titus sur N64, a participé au gamedesign du retour de Pitffall pour Activision… L’expertise venant avec les années, In Utero s’est alors lancé dans ses propres projets : Evil Twin : Cyprien’s Chronicles pour Ubi Soft notamment, la licence Zorro pour Cryo, tout en continuant à participer à d’autres jeux comme L’Odyssée : sur les traces d’Ulysse et Jekyll & Hyde. Point commun à tous ces jeux & nbsp;: une jolie patte graphique et le désir de bien faire. Malheureusement, comme d’autres studios de développement français, In Utero est en situation de précarité parce que les gros éditeurs français, parfois eux-mêmes en difficulté (Cryo), ne veulent plus prendre de risques financiers sur des jeux totalement nouveaux. « Il faut dorénavant présenter un prototype finalisé à un éditeur pour le convaincre, et cela peut coûter entre 200 000 et 1 million d’euros à réaliser », se désole Xavier Gonot directeur de In Utero. « Dans le jeu vidéo, il n’y a pas de sources de financement équivalentes au cinéma, comme le CNC* », constate-t-il en espérant que l’APOM (Association des Producteurs d’Oeuvres Multimédia) saura faire bouger les choses en France. Dans le cas présent, In Utero n’a pas encore reçu les dividendes des ventes de Evil Twin édité par Ubisoft, « Par contrat il faut attendre les 300 000 unités vendues », et la commande d’un Zorro 2 prévue par Cryo a été annulée brutalement. In Utero avait déjà réduit ses effectifs de 50 à 35 personnes depuis l’année dernière mais le manque de trésorerie ne suffit plus à maintenir l’entreprise à flots. « Il y a une mutation dans l’industrie qui fait que les petits studios indépendants n’y arrivent plus » constate Xavier Gonot amèrement.

* Le Centre National de la Cinématographie participe sur sélection à des nouveaux projets…

François Bliss de la Boissière

(Publié le 20 février 2002 sur Overgame.com) 

Note : Article original référencé par Wikipédia ici (merci) mais qui ne conduit plus qu’à une archive. Ce nouveau post peut éventuellement servir de référence.

 


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